Aux parents inquiets de ce que lisent leurs enfants en cours de français

 

aux premières 2 (2022-2023)

 

Je souhaite prendre au sérieux les questions réitérées de certains parents d'élèves, préoccupés par le contenu des œuvres que l'on fait lire aux jeunes gens - je renonce à me protéger derrière ma liberté pédagogique, celle-ci pouvant ici se conjuguer opportunément avec la liberté de l'artiste, et je prendrai au sérieux leurs interrogations, d'autant plus que celles-ci sont les miennes. C'est poser la question de la valeur éducative de la littérature, et, osons le mot, de sa valeur morale. C'est un risque, dans la mesure où l'esprit de notre temps ne conçoit l'art que libre ; l'art sous contrainte serait en danger d'assèchement. Mais le paradoxe se situe dans les conditions mêmes dans lesquelles la littérature est transmise: à l'école, lieu d'instruction & d'éducation, dont l'ambition morale & civique est répétée, sous formes diverses, dans les instructions officielles depuis qu'il est une école, qu'elle soit laïque ou catholique. La question de "ce que je fais lire" retient mon attention depuis plusieurs années, et est une question brûlante, puisqu'elle met en jeu ma profession même. Je m'étais déjà exprimé dans ces Cahiers dans un article sur "ce qu'il faut lire". Je préciserai ici ces enjeux, en faisant appel à quelques auteurs.

Posture 1: la littérature est un objet d'art et donc un objet d'analyse.

Selon ce point de vue, l'objet littéraire est un objet plastique, sur lequel on portera un regard purement analytique, celui de l'esthète, celui du critique; finalement, notre mission n'est pas morale ; et nous remplissons notre mission en faisant acquérir à nos élèves le regard précis de l'homme de culture, sachant goûter aux beaux objets. Cette posture qui pourrait être celle de l'art pour l'art, celle du Parnassien du XIXe s., est aussi celle du structuraliste du XXe siècle. Pour donner une idée du type d'explication de texte que cela induit, je propose à l'intérêt du lecteur un texte qui fit date dans l'histoire du structuralisme, et qui eut une influence puissante sur la critique universitaire et dans un second temps, indirectement bien sûr, sur le monde de l'éducation tout entier. Il s'agit d' un commentaire d'un poème de Baudelaire, "les Chats", par Roman Jakobson et Claude Levi-Strauss, paru en 1962 dans la revue d'anthropologie L'Homme. Attention c'est aride:

"1. L'ensemble des deux quatrains s'oppose à l'ensemble des deux tercets, en ce sens que ces derniers éliminent le point de vue de l'observateur (amoureux, savants, puissance de l'Erèbe), et situent l'être des chats en dehors de toutes limites spatiales et temporelles.

2. Le premier quatrain introduisait ces limites spatio-temporelles (maison, saison); le premier tercet les abolit (au fond des solitudes, rêve sans fin).

3. Le second quatrain définit les chats en fonction des ténèbres où ils se placent, le second tercet en fonction de la lumière qu'ils irradient (étincelles, étoiles).

Enfin, une troisième division se surajoute à la précédente, en regroupant, cette fois dans un chiasme, d'une part le quatrain initial et le tercet final, et d'autre part les strophes internes: second quatrain et premier tercet: dans le premier groupe, les propositions indépendantes assignent aux chats la fonction de complément, tandis que les deux autres strophes, dès leur début, assignent au chat la fonction de sujet. (...) "

R. Jakobson, C. Lévi-Strauss, "Commentaire à quatre mains", in L'Homme (1962)

Cette posture dégage l'enseignant, commodément, de toute ambition morale; elle est à l'origine du formidable dessèchement de l'enseignement du français dans le secondaire, constaté dans le dernier quart du XXe siècle jusqu'à nos jours, où l'on a envisagé les textes à grands coups de champs lexicaux, de schéma actanciel, de focalisation zéro, de fonction de la scène d'exposition, résumant le commentaire littéraire à une somme de procédés, ce qui a permis aux professeurs et aux élèves de parler beaucoup sur les textes pour ne rien en dire. Dérive, que l'on appelle 'techniciste', qui a pour effet que l'on peut voir encore aujourd'hui des cahiers où la "trace écrite" qui suit l'étude d'un texte littéraire se résume à un "à retenir" en rouge, suivi de : "qu'est-ce qu'un incipit"? Il est grand temps de renoncer à cette vision desséchante du cours de français, et de rappeler quelle est la mission du professeur de lettres: montrer que la forme et le fond sont indissociables. 

Parlons donc du fond.

Posture 2: la littérature immorale doit être bannie, il n'y aura de lectures qu'édifiantes.

Le professeur de lettres soucieux de la morale contenue dans les textes progresse en terrain miné. J'ai souvenance d'un prêtre, l'abbé S., directeur d'un lycée indépendant, me présentant son programme de français 1ère "maison", et obligatoire, d'où étaient bannis explicitement des pans entiers de notre littérature, afin de ne pas immiscer de mauvaises idées aux élèves. Mission surhumaine, dans la mesure où je ne vois pas quelle littérature serait susceptible de ne pas fournir de noirceurs, ou d'idées au minimum discutables. L'abbé Bethléem, au début du XXe siècle, tenta l'aventure avec son Romans à lire et Romans à Proscrire, ouvrage dont l'intérêt documentaire est indéniable; en somme, tous nos "grands auteurs" s'y retrouvent  classés dans la catégorie "à proscrire" ou "romans mondains"; quelques uns survivent dans la partie "romans honnêtes"; et la dernière partie, "romans propres à intéresser la jeunesse", n'est garnie que de parfaits inconnus, tombés dans l'oubli (peut-être à tort, qui sait?). Étrangement, notons-le au passage, les Contes de Perrault demeurent conseillés aux enfants... nous y reviendrons tout à l'heure. Je me souviens d'un collègue ayant reçu une lettre furieuse d'un parent d'élève, pour avoir fait lire Le Diable au corps de Radiguet ; la missive accusait l'oeuvre d'être un plaidoyer pour l'adultère. Étrange, si l'on pense que le même parent d'élève ne reprochera jamais la lecture de Phèdre de Racine (où l'adultère est aggravé, puisqu'il prend une tournure incestueuse; mais la pauvre héroïne racinienne se punit à la fin, il est vrai), ou Tristan & Iseut, dans la version de Bédier par exemple (là, par contre, l'adultère est franchement valorisé, devient même une sorte d'art de vivre). Comment s'opère le choix, dans l'esprit de ces parents d'élèves? Racine ou le poète médiéval seraient plus lisibles par leur style, ou leur époque, plus lointains, donc moins dangereux? Tout cela n'est pas sérieux.

Plus sérieux est de considérer qu'indépendamment de toute époque ou de tout style, la création artistique pose la question de sa validité, dans le domaine de la conscience personnelle aussi bien que dans celui de la société. Un Platon expulsera le théâtre ou la poésie de sa République en même temps que le mensonge. A quoi bon la fiction? Pourquoi ajouter de l'illusion sur l'illusion? Je me souviens d'un collègue, professeur d'histoire cultivé et bon lecteur, ne lisant jamais de romans: de même que la photographie a remis en question la peinture, n'apprend-on pas mieux sur l'homme en lisant des historiens, des psychologues, des sociologues? 

L'autre point est celui de l'exemple. Il y a dans ces interrogations professorales ou de parents d'élèves, "que faites-vous lire à nos enfants?" la question de l'exemple, du modèle, de l'identification. Un des plaisirs de la lecture, et cela commence dès l'enfance, est celui de l'identification au personnage. Si l'on ne voit aucun problème à s'identifier au héros, que faire du personnage problématique, au comportement détestable? La question a été posée avec acuité au sujet du théâtre: il y a en effet une imitation du réel (et donc une illusion) encore plus forte au spectacle. Deux de nos grands littérateurs ont écrit sur le sujet, issus d' univers de pensée différents (voire opposés) et je trouve que leurs critiques méritent encore d'être considérées. Prenez Bossuet:

"Mais tout cela, dira-t-on, paraît sur les théâtres comme une faiblesse. Je le veux; mais il y paraît comme une belle, comme une noble faiblesse, comme la faiblesse des héros et des héroïnes, enfin comme une faiblesse si artificieusement changée en vertu, qu'on l'admire, qu'on lui applaudit sur tous les théâtres, et qu'elle doit faire une partie si essentielle des plaisirs publics, qu'on ne peut souffrir de spectacle où non-seulement elle ne tait, mais encore où elle ne règne et n'anime toute l'action."

Bossuet, Maximes et réflexions sur la Comédie (1694)

Et Rousseau:

"L'émotion, le trouble et l'attendrissement qu'on sent en soi-même et qui se prolonge après la pièce, annoncent-ils une disposition bien prochaine à surmonter et régler nos passions? Les impressions vives et touchantes dont nous prenons l'habitude, et qui reviennent si souvent, sont-elles bien propres à modérer nos sentiments au besoin? Pourquoi l'image des peines qui naissent des passions effacerait-elle celle des transports de plaisir et de joie qu'on en voit aussi naître, et que les auteurs ont soin d'embellir encore pour rendre leurs pièces plus agréables?"

J.J. Rousseau, Lettre à d'Alembert sur les spectacles (1758)

Voyez régulièrement le vice, lisez-le, exposez votre esprit et votre âme à celui-ci, vous lui serez familier ; la condamnation éventuelle à la fin de l’œuvre ne supprime pas les lignes où le mal est artistement décrit; ce mal en devient banalisé, sa gravité amoindrie ; et des mots, vous passerez aux actes. 


Posture 3: la littérature nous purifie

Tentons à présent de justifier la littérature. Nous lisions l'autre jour un extrait de Gargantua de Rabelais, issu du chapitre XLIV, où Frère Jean se débarrasse des deux archers qui le retenaient prisonnier :

"Lors d’un coup luy transchit la teste, luy coupant le test sus les os petreux & enlevant les deux os bregmatis & la comissure sagittale, avecques grande partie de l’os coronal, ce que faisant luy tranchit les deux meminges & ouvrit profondement les deux posterieurs ventricules du cerveau : & demoura le craine pendante sus les espaules à la peau du pericrane par darrière, en forme d’un bonnet doctoral, noir par dessus, rouge par dedans. Ainsi tomba, roidde mort en terre."

Pourquoi tant de violence? On peut s'arrêter un instant sur le comique du passage, où le médecin Rabelais s'amuse comme un étudiant en médecine (c'est de la blague de carabin), du savoir acquis en matière anatomique, comique émanant de la rupture de ton, du choc entre prouesse guerrière et lexique de la dissection, qui s'insère dans le déchaînement verbal caractéristique de l’œuvre rabelaisienne. Mais encore? Pourquoi cette violence? Violence paradoxale si l'on considère la profession de foi pacifiste du bon roi chrétien qu'est Grandgousier, le père de Gargantua. Que juger de ce frère Jean, compagnon de Gargantua, personnage valorisé donc, et de son caractère sans pitié, massacrant un archer qui pourtant lui demandait grâce? Ce passage apparaît comme un défouloir. C'est peut-être une clé à donner aux élèves: la violence contenue dans les livres est la nôtre.

Pour prendre un exemple issu une nouvelle fois du domaine de la réflexion sur le théâtre, il me semble que l'on peut retenir la fonction qu'Aristote attribue à la tragédie: celle-ci, " suscitant pitié et crainte, opère la purgation (catharsis) propre à pareilles émotions" (Poétique, chap. VI). Beaucoup a été glosé sur la question de la catharsis, mais on peut retenir l'idée simple que la littérature (et l'art en général), dans sa fonction mimétique, c'est-à-dire en ce qu'elle opère une imitation du réel, nous permet de voir et de vivre ce qui serait insupportable dans la vie réelle. Voir, au détour d'un chemin, un cadavre: choc traumatisant. Voir sur scène ou lire des gens s’entre-tuer: le plaisir de la lecture ou du spectacle est d'autant plus grand que nous ne voudrions pas vivre la scène dans la réalité.

Finalement, quel est le "message" des œuvres littéraires? Je posais hier la question à mes élèves au sujet des Contes de Perrault. Les Contes appartiennent-ils à la "littérature d'idées", comme une fable, un roman à thèse, un poème engagé? Réponse à trois niveaux: niveau 1, l'intention de l'auteur; niveau 2 le message explicite. Niveau 3, le message profond.

Niveau 1. en écrivant les Contes, Perrault se positionne et illustre sa position dans la Querelle des Anciens et des Modernes: cessons d'imiter les Anciens, et leur mythologie ; nos légendes populaires valent bien les mythes grecs, et ont même plus de moralité. Faisons une littérature nationale, émancipons-nous de la littérature gréco-latine.

Niveau 2. Perrault a ajouté des moralités aux contes, genre qui n'en comporte normalement pas, pour prouver que la "mythologie" française est morale, et plus morale que la mythologie grecque (cf. niveau 1). Le conte devient une sorte de longue fable. Deuxième message, donc ; le conte est un genre enfantin, qui éduque les enfants. Par exemple: le Petit chaperon rouge: il faut se méfier des séducteurs, et se garder des violeurs.

Niveau 3. C'est le niveau le plus profond, et le moins artificiel, le plus intéressant. B. Bettelheim en 1976 a vu dans le conte l'expression symbolique des problèmes de l'enfance (place de l'aîné, place du cadet, gémellité, relations conflictuelles entre la mère et la fille, entre le père et le fils, ...). On pourrait aller plus loin et affirmer que les contes représentent symboliquement les fantasmes ou les angoisses de l'humanité. Exemples: pourquoi la mère du Petit chaperon rouge fait-elle courir un tel risque à sa fille? Pourquoi sa grand-mère l'a-t-elle affublée d'un vêtement si voyant? Est-ce parce que, comme l'écrit Perrault dans les premières lignes de ce conte, elles étaient "folles"? Folles d'elle, mais folles tout de même... Lire le Petit Poucet, pour un enfant, c'est vivre sans risque sa peur de l'abandon. Cendrillon, c'est l'histoire d'une fille qui parvient à s'extirper d'un milieu familial étouffant et de devenir femme. La Marâtre, c'est la mère qui empêche la fille de devenir femme ; la Marraine, c'est la mère qui le permet. Concurrence mère-fille indicible. Et cetera, jusqu'aux interdits les plus angoissants:  la violence paternelle, incestueuse dans Peau d'Âne, dévoratrice dans Le Petit Poucet... Ce que nous observons dans le conte, nous pouvons l'observer dans toute pièce de littérature: elle aborde ce que nous n'osons pas dire, ou ce que nous n'osons pas voir ;  ce faisant, elle nous permet de l'apprivoiser, d'apaiser le conflit, de vivre avec. C'est ce que nous appellerons le détour par la fiction.

S. Freud observe un jeu de son petit-fils Ernst, muni d'une bobine, attachée par une ficelle. L'enfant joue à lancer la bobine puis à la ramener à lui. En même temps, il prononce « FortDa », "loin, près", au sens de "parti, revenu". L'enfant rejoue inlassablement le même geste, associé aux mêmes paroles. Freud détecte là pour le petit enfant une manière de se libérer d'un choc ancien, à savoir la séparation d'avec sa mère. J'emprunte cet élément au monde de la psychanalyse pour en faire une définition de l'art & de la littérature ; dans ce petit jeu, que nous pouvons tous observer sous différentes formes chez les petits enfants, c'est en effet le principe même de l'art qui est palpable, et bien naturel en chacun de nous: l'art est un moyen de "jouer" nos blessures, nos peurs, nos fantasmes. C'est un moyen de s'approprier le réel, un moyen de regarder en face ce qui nous tue, de poser des mots sur l'indicible; tel Persée utilisant son bouclier comme un miroir pour voir indirectement le visage de la Gorgone qui le figerait sur place, car c'est le visage de la Mort : Persée c'est l'homme, le bouclier-miroir, l'art & la littérature.

Ainsi se trouve justifiée ma mission. La littérature est faite de noirceurs, mais elle nous guérit; elle est un pharmakon, mot grec signifiant à la fois poison et remède.

MAGISTER

 

Kay Sage (Katherine Linn Sage) (1898+1963), The Fourteen dagger, 1942



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