ingrates rancoeurs, plaintes aigres & flot d'amertume

Si nos Cahiers se refusent à traiter de l'actualité, leur goût pour les mots de jadis ne font pas la preuve d'une tentative d'évasion du contemporain - même s'il serait tentant de le faire, à la manière d'un Des Esseintes ou d'un Durtal ; au contraire, la passion pour l'antique, le goût pour la plongée dans les tempêtes d'avant naissent pour nous de l'impression forte de la similitude; notre aujourd'hui est éclairé par l'hier. 

Nous avons l'impression de vivre dans l'instable (peut-être a-t-on cette impression à toutes les époques, et les époques de paix, d'harmonie, d'ordre n'existent-elles, peut-être, qu'a posteriori. La Belle Epoque, n'était pas très belle; elle l'est devenue par comparaison avec l'industriel massacre qui a suivi), et la lecture des Anciens, nous prouvant que l'instable est de toutes les époques, est une consolation, un apaisement de nos angoisses. 

Voyons Rome au premier siècle: temps de crise, de révoltes, de démagogie, de coups de force, de brèves tyrannies, de parlementarisme bavard et tricheur ; dans ce marasme éclot l'ambition de quelques grands seigneurs, aristocrates orgueilleux (César), ploutocrates roués (Crassus), ou agitateurs dangereux (Catilina, Clodius) d'une populace pauvre, fainéante et prompte à l'émeute; autant de personnalités brillantes et amorales auxquelles s'opposent vainement de fats politiques persuadés d'être les sauveurs de la République (Cicéron, Hortensius...). Instabilité et crise, générateurs d' individualisme. On ne sait s'il faut être écœuré ou fasciné, mais on se plaît à reconnaître dans cette époque et dans ces figures l'écho de notre temps et de nos hommes.

Nous ne lirons pas, cette fois-ci, d'ouvrage à caractère historique, ou de témoignage d'acteurs de premier plan (on aurait pu prendre, par exemple, la Correspondance de Cicéron), ce sera pour une autre occasion ; j'opterai, à nouveau, pour l'un d'entre eux qui fit le choix de la sécession, philosophique cette fois : le poète Lucrèce. Je trahis encore une fois un goût pour ces figures de grands dégoûtés, qui se retirent de leurs contemporains. C'est que, peut-être, il n'y a rien de mieux pour traduire l'esprit d'un temps que les œuvres qu'écrivent ceux qui font mine d'en sortir, les exilés volontaires, ceux qui prétendent trouver refuge dans la spéculation philosophique, l'esthétisme élitiste, le mysticisme ascétique. Lucrèce est l'un d'eux. Il veut peindre l'homme ; il peint les hommes, ceux de son temps, ses contemporains. Nous l'allons voir ci-après.

Lucrèce est un poète qui fit le choix d'Épicure ; poétiquement il va présenter sa doctrine physique. L'épicurisme est une irréligion: religion et superstition ne font qu'une; si l'homme est malheureux,  s'il est inquiet, agité, craintif, c'est pour ne pas connaître la physique, c'est-à-dire la nature des choses. Poème se présentant comme un manuel de physique développant un modèle atomiste, l' objet du De Rerum Natura est avant tout moral. Lisons avec quels accents Lucrèce justifie son projet et brosse un portrait psychologique sans concession de la personne humaine. Le "il" désigne le héros de Lucrèce, son maître à penser, Épicure.

Il vit que les mortels disposaient déjà de presque tout ce qu'exige l'usage de la vie et que leur existence était aussi assurée que possible; il vit des hommes puissants qui regorgeaient de richesses, d'honneurs, de gloire, que comblait encore la bonne renommée de leurs enfants: et cependant partout, dans l'intimité des âmes, il ne trouva qu'angoisses, ingrates rancœurs s'en prenant sans relâche à la vie, plaintes aigres que rien ne pouvait refréner. Il comprit que le mal venait du vase même, qui perdait tout ce qu'on pouvait y verser de meilleur: soit que, fêlé, troué, il fût impossible de jamais l'emplir ; soit qu'il empoisonnât de son infection le goût de tout ce qu'on y mettait. Alors il proclama les vérités propres à purifier les cœurs, mit une borne au désir et à la crainte, expliqua quel était ce souverain bien auquel nous aspirons tous et montra la voie la plus courte qui nous y mènerait sans détours; il expliqua aussi les maux qui, de toutes parts, atteignent la vie des hommes, et ceux qui nous adviennent ou fondent sur nous de façons diverses, par action fortuite ou nécessaire de la nature, et indiqua par où il convenait de faire front à chacun d'eux. Il prouva que, la plupart du temps, c'est sans raison que le genre humain roule en son coeur le flot d'amertume des soucis: car, comme s'affolent des enfants qui s'effraient de tout dans les noires ténèbres, ainsi en pleine lumière il nous arrive d'appréhender des périls qui ne sont pas plus à craindre que ceux dont s'épouvante l'imagination des enfants dans les ténèbres. Eh bien! cette terreur, ces ténèbres de l'âme, il faut qu'elles soient dispersées, non par les rayons du soleil et les traits lumineux du jour, mais par la contemplation rationnelle de l'ordre de la nature.

Lucrèce, De Natura Rerum, VI, 9-41

Le philosophe matérialiste, le physicien atomiste, se fait moraliste impitoyable et précis ; ce que l'on goûte dans ces lignes, c'est le ton général de l'expression psychologique. Cela n'est pas sans rappeler L'Ecclésiaste, "vanité des vanités" ; ou encore, autre écho, le ton un Blaise Pascal. Que retient-on, en effet, des Pensées? L'apologie de la religion chrétienne? C'est peut-être ce qui explique le moins le succès de cette oeuvre; ce que retient la postérité c'est le ton avec lequel Pascal brosse le portrait de l'être humain, esclave des passions, bourreau de lui-même, notamment dans la partie "misère de l'homme sans Dieu". Il en va de même pour Lucrèce ; retiendra-t-on l'apologie d’Épicure, de sa doctrine? On peut considérer avec indulgence la tentative de croire que la guérison de l'homme passera par la science (ce qu'il nomme la "contemplation rationnelle de l'ordre de la nature"), dans la mesure où nos "humanistes" et nos "lumières" ont fait le même pari, pour reprendre une expression pascalienne. L'homme a peur ; il comble les vides de sa connaissance par les superstitions ; la science (le progrès technique, la médecine, la physique, ...) viendra éclairer ses ténèbres ; son bonheur commence avec le savoir. Au-delà du constat trop évident de l'impasse de cette vision on peut néanmoins être ému de l'intention louable de ces hommes qui ont cherché une issue.

Reste la posture philosophique, le regard d'en-haut, qui observe l'agitation des hommes comme un mouvement d'atomes.

Magister


Tamara de Lempicka (Łempicka), L'écharpe bleue, 1930


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