Une femme d'ordre


Lire les lettres de Madame de Sévigné c'est voir comment se mêle le jeu à la communication de nouvelles : entendons jeu au sens large, plaisanterie, mot d'esprit, jeu littéraire, connivence avec le destinataire. Mme de Sévigné, notre Épistolière, envoyait deux ou trois lettres par semaine à sa fille; l'un des défis de l'écrivain était de susciter l'intérêt, de séduire le lecteur; d'où la variété et le travail littéraire qui font un véritable objet d'art de ce qui n'est, au départ, qu'un moyen de communication.
 
Cette figure de mère aimante et exclusive, ce symbole de "l'esprit français", j'ai envie d'en souligner aujourd'hui un autre aspect, celui de la femme d'ordre ; et l'on verra à quel point la figure stéréotypée de l'aristocrate plein de morgue, méprisant à l'égard de la populace, se fonde sur une réalité...

Pour la lecture de cette sélection de passages, il est à noter que Mme de Sévigné compose souvent ses lettres de manière paratactique, c'est-à-dire sans organisation visible, sans liens logiques, comme au fil des idées, mimant ainsi la conversation amicale : l'aristocrate du XVIIe aime le "négligé", dans la toilette comme dans l'écriture (le discours, le traité, sent trop le travail, le sérieux bourgeois) mais c'est un négligé savamment orchestré (c'est tout le paradoxe du Classicisme : il faut obtenir une impression de 'naturel' au prix d'un art précis du détail). Il explique en tout cas l'impression de décousu. J'ai fait le choix de mettre en gras le sujet qui nous occupe; j'ai laissé ces passages dans leur contexte, et l'on verra que l'épistolière passe d'un sujet, à l'autre, avec légèreté, comme dans un aimable bavardage de cour.

 
DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 19e juin [1675].

(...)

J'ai trouvé fort plaisant ce que vous dites de Lannoi, et de ce que l'on demande sous le nom d'établissement. Je dirai à Mme de Villars et de Vins votre souvenir; c'est à qui sera nommé dans mes lettres. Il y a bien de petites tranchées en Bretagne ; il y a eu même à Rennes une colique pierreuse. M. de Chaulnes voulut par sa présence dissiper le peuple ; il fut repoussé chez lui à coups de pierres : il faut avouer que cela est bien insolent. La petite personne mande à sa sœur qu’elle voudroit être à Sully, et qu’elle meurt de peur tous les jours : vous savez bien ce qu’elle cherche en Bretagne. 

(...)
 
C'est la première évocation, dans les Lettres, des révoltes de Bretagne de 1675. Pour en parler, Mme de Sévigné adopte immédiatement le ton de la plaisanterie, et use du procédé de l'énigme, de la devinette. La révolte est comparée à une maladie, avec douleurs violentes ("tranchées"), comme dans la maladie de la pierre (la lithiase urinaire, c'est-à-dire les calculs). Le mouvement débuta à Rennes le 3 avril, à Nantes le 20; le 9 juin la foule envahit le palais du gouverneur et lui jette des pierres. Révolte fiscale, révolte de la misère qui souleva les masses paysannes, elle fut réprimée impitoyablement. On notera comment l'épistolière use du "coq à l'âne" ce qui renforce l'impression de légèreté, de désinvolture avec laquelle elle manie des événements socio-économiques tragiques. Le contraste entre ces trois lignes frivoles et ce que lecteur peut s'imaginer de misère sociale, d'émeutes violentes et de répression sanglante laisse rêveur.

Dans les extraits qui suivent, ladite répression est évoquée... 


 
DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À M. DE COULANGES..
À Orléans, mercredi 11e septembre.

Nous voici arrivés sans aucune aventure ; je me suis reposée cette nuit, comme je vous l’avois dit, dans le lit de Thoury. Nous avons trouvé ce matin deux grands vilains pendus à des arbres sur le grand chemin ; nous n’avons pas compris pourquoi des pendus ; car le bel air des grands chemins il me semble que ce sont des roués : nous avons été occupés à deviner cette nouveauté ; ils faisoient une fort vilaine mine, et j’ai juré que je vous le manderois. À peine sommes-nous descendus ici, que voilà vingt bateliers autour de nous, chacun faisant valoir la qualité des personnes qu’il a menées, et la bonté de son bateau ; jamais les couteaux de Nogent ni les chapelets de Chartres n’ont fait plus de bruit. Nous avons été longtemps à choisir : l’un nous paroissoit trop jeune, l’autre trop vieux ; l’un avoit trop d’envie de nous avoir, cela nous paroissoit d’un gueux, dont le bateau étoit pourri ; l’autre étoit glorieux d’avoir mené M. de Chaulnes ; enfin la prédestination a paru visible sur un grand garçon fort bien fait, dont la moustache et le procédé nous ont décidés. Adieu donc, mon vrai cousin, nous allons voguer sur la belle Loire : elle est un peu sujette à se déborder, mais elle en est plus douce. 

 

DE MADAME DE SÉVIGNÉ ET DE CHARLES DE SÉVIGNÉ 

À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, dimanche 5e janvier.

(...)

Vous aurez lu les Essais de morale : en êtes-vous contente ? L’endroit de Josèphe que vous me dites est un des plus beaux qu’on puisse jamais lire : il faut que vous avouiez qu’il y a une grandeur et une dignité dans cette histoire, qui ne se trouve en nulle autre. Si vous ne me parliez de vous et de vos occupations, je ne vous donnerois rien du nôtre, et ce seroit une belle chose que notre commerce. Quand on s’aime, et qu’on prend intérêt les uns aux autres, je pense qu’il n’y a rien de plus agréable que de parler de soi : il faut retrancher sur les autres pour faire cette dépense entre amis. Vous aurez vu, par ce que vous a mandé mon fils de notre voisine, qu’elle n’est pas de cette opinion : elle nous instruit agréablement de tous les détails dont nous n’avons aucune curiosité. Pour nos soldats, on gagneroit beaucoup qu’ils fissent comme vos cordeliers : ils s’amusent à voler, et mirent l’autre jour un petit enfant à la broche ; mais d’autres désordres point de nouvelles. M. de Chaulnes m’a écrit qu’il vouloit me venir voir : je l’ai supplié très-bonnement de n’en rien faire, et que je renonce à l’honneur qu’il me vouloit faire, par l’embarras qu’il me donneroit ; que ce n’est pas ici comme à Paris, où mon chapon suffisoit à tant de bonne compagnie. 

(...)

Bibliographie:

Madame de Sévigné, Correspondance, tome I. texte établi, présenté et annoté par Roger Duchêne. NRF Gallimard 1972

Anonyme, Portrait de Mme de Sévigné, 1670

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