Une leçon de géopolitique chez Thucydide: le dialogue des Athéniens et des Méliens

L'objet de l'Histoire de la Guerre du Péloponnèse, de Thucydide, est de faire le récit du conflit qui eut lieu entre Athènes et Sparte de 431 à 404 av. J.-C., et qui engagea la majorité des cités grecques. L'oeuvre constitue un jalon important de l'histoire de la narration historique, dans la mesure où son auteur fut le premier à s'affranchir d'une vision épique et mythique de l'événement, en plaçant délibérément à l'écart les dieux et leur influence sur l'humanité, pour mettre en relief l'activité et la volonté humaines. Conséquence de cette mise en recul du "divin" au profit du "rationnel", le fait que nous soyons frappés par la rigueur méthodologique de Thucydide, par sa volonté de se documenter scrupuleusement, et de rester impartial: "Je n'ai écrit que ce dont j'avais été témoin ou, pour le reste, ce que je savais par des informations aussi exactes que possible." (livre I, introduction) En cela, il peut être considéré comme le père de l'historiographie moderne.

Au-delà de la méthode historique, l'un des objectifs affichés de Thucydide et de permettre aux lecteurs d'y "voir clair dans les événements du passé comme dans ceux, semblables ou similaires, que la nature humaine nous réserve à l'avenir". Et certaines publications de notre temps lui donnent raison: ainsi l'universitaire Graham Allison théorisant le "piège de Thucydide", comparant la rivalité entre Athènes et Sparte à celle opposant les Etats-Unis et la Chine, l'opposition entre une puissance établie et une puissance montante, rivalité ne pouvant mener qu'à l'affrontement. On a pu lire également, en 2018 dans Le Figaro, la tribune de l'helléniste Fabrice Butlen, explorant l'affaire de Mytilène pour offrir à ses lecteurs des clés de lecture sur la crise syrienne*.

Je propose ici de faire de même, c'est-à-dire de prendre le détour de Thucydide pour réfléchir à notre vision des relations internationales. Et de nous intéresser à un passage fameux du livre V de l'Histoire de la Guerre du Péloponnèse, celui du "dialogue des Athéniens et des Méliens", en espérant que cela apportera des lumières aux élèves et aux professeurs de la spécialité 'histoire & géopolitique'. Je dis 'fameux': c'est du moins ce qu'affirment les manuels de littérature. Fameux donc, pour quelque professeurs, quelques hellénistes; je voudrais donc qu'il me soit permis de partager ce passage  avec un cercle un peu plus élargi, moins habitué à la fréquentation des lettres grecques, et de considérer ce qui en fait le sel. Prenons-le comme une leçon de géopolitique - thème actuel s'il en est - offerte dans la vie d'un dialogue. 

Quelques éléments de contexte, tout d'abord. Au début de l'année 416, la situation semble en faveur des Athéniens, ce qui les incite à envoyer une expédition contre l'île de Mélos, peuplée de colons de Sparte, qui avaient refusé d'adhérer à l'alliance athénienne, et conservé une forme de neutralité. Les Athéniens, maîtres de la mer, souhaitent - pour des raisons que nous développerons plus loin - élargir leur hégémonie (comprendre: leur empire) sur la mer Egée. Premier constat géopolitique: dans l'affrontement de deux puissances, le "faible" ne peut rester longtemps neutre: il est sommé de prendre parti. 

La forme dialoguée qui fait la vie de ce passage est une rareté dans l'historiographie antique ;  plus généralement dans l'oeuvre, ce sont plutôt des discours, exposant les motivations des puissances en présence, qui viennent émailler le fil narratif des événements. La forme dialoguée utilisée ici s'explique par le désir des ambassadeurs Méliens d'éviter le discours d'un ambassadeur athénien devant le peuple de Mélos, par peur que par d'habiles paroles celui-ci ne se laisse abuser. Je livre ici le dialogue in-extenso, mais en raison de sa longueur, j'ai préféré entrecouper le texte (en gras) de commentaires.

[5,85] Voici les paroles des députés athéniens : « Vous ne nous permettez pas de parler devant le peuple pour éviter que la multitude ne se laisse tromper par un discours suivi, persuasif et sans réplique ; et c'est bien là votre raison de ne nous faire comparaître qu'en petit comité. Puisqu'il en est ainsi, vous qui siégez ici, procédez plus sûrement encore. Ne faites pas usage vous-mêmes d'un discours suivi ; répondez-nous point par point ; si nous avançons une opinion qui vous déplaise, réfutez-la sur-le-champ. Et, pour commencer, dites-nous si notre proposition vous agrée. » 
[5,86] - Les magistrats de Mélos répondirent : « S'il s'agit de nous éclairer les uns les autres en toute tranquillité, nous n'avons rien à objecter. Pourtant la guerre, qui est à nos portes et qui ne saurait tarder, semble donner un démenti à vos propositions. Il est visible que vous vous instituez les juges de nos paroles ; finalement et selon toute vraisemblance, le résultat de cette conférence, si forts de notre droit nous refusons de céder, sera la guerre et, si nous nous laissons convaincre, la servitude. » 
[5,87] - Les Athéniens. Si vous êtes réunis pour calculer les incertitudes de l'avenir ou pour toute autre raison, au lieu d'examiner les circonstances actuelles pour assurer le salut de votre patrie, nous interrompons l'entretien ; sinon, nous parlerons. 
[5,88] - Les Méliens. Il est naturel et pardonnable que, dans une situation critique, souvent les paroles et les pensées s'éloignent de la question traitée. Toutefois cette réunion a également pour objet notre salut, nous consentons donc à engager la discussion, sous la forme que vous avez indiquée.

85.88. Les ambassadeurs débattent des conditions de la discussion, et sur quels termes celle-ci sera menée. Le déséquilibre apparaît d'emblée. Il ne sera pas question de droit (on dirait de droit des peuples, droit des nations, ou droit international). Ils proposent - imposent - un point de vue 'réaliste' d'où sera exclue toute référence au droit ou même à la simple morale. Le dilemme mélien est exposé d'emblée en ces termes: la guerre ou la servitude.

[5,89] - Les Athéniens. De notre côté, nous n'emploierons pas de belles phrases; nous ne soutiendrons pas que notre domination est juste, parce que nous avons défait les Mèdes ; que notre expédition contre vous a pour but de venger les torts que vous nous avez fait subir. Fi de ces longs discours qui n'éveillent que la méfiance ! Mais de votre côté, ne vous imaginez pas nous convaincre, en soutenant que c'est en qualité de colons de Lacédémone que vous avez refusé de faire campagne avec nous et que vous n'avez aucun tort envers Athènes. Il nous faut, de part et d'autre, ne pas sortir des limites des choses positives ; nous le savons et vous le savez aussi bien que nous, la justice n'entre en ligne de compte dans le raisonnement des hommes que si les forces sont égales de part et d'autre ; dans le cas contraire, les forts exercent leur pouvoir et les fables doivent leur céder.

89. Et en effet, les Athéniens eux-mêmes évacuent explicitement, d'une part, la légitimité qui pourrait leur venir de leur prestige, acquis lors de précédentes guerres ; ils étaient vus, en Grèce, comme les vainqueurs des guerres médiques, ce qui n'est pas rien, puisque cela a évité à la Grèce tout entière de se soumettre à l'empire Perse (cf. les batailles de Salamine & Marathon). Écartons donc le prestige, les hauts faits du passé, le mythe, avancent les Athéniens. Écartons aussi le droit, la notion du "juste". Tout cela appartient, selon eux, au monde des idées... Ce qui prévaut ici, c'est la revendication du droit du plus fort. 

[5,90] - Les Méliens. A notre avis - puisque vous nous avez invités à ne considérer que l'utile à l'exclusion du juste - votre intérêt exige que vous ne fassiez pas fi de l'utilité commune ; celui qui est en danger doit pouvoir faire entendre la raison, à défaut de la justice et, n'eût-il à invoquer que des arguments assez faibles, il faut qu'il puisse en tirer parti pour arriver à persuader. Vous avez, autant que nous, avantage à procéder de la sorte. En vous montrant impitoyables, vous risquez en cas de revers de fournir l'exemple d'un châtiment exemplaire.

[5,91] - Les Athéniens. En admettant que notre domination doive cesser, nous n'en appréhendons pas la fin. Ce ne sont pas les peuples qui ont un empire, comme les Lacédémoniens, qui sont redoutables aux vaincus (d'ailleurs, ce n'est pas contre les Lacédémoniens qu'ici nous luttons), mais ce sont les sujets, lorsqu'ils attaquent leurs anciens maîtres et réussissent à les vaincre. Si du reste nous sommes en danger de ce côté, cela nous regarde ! Nous sommes ici, comme nous allons vous le prouver, pour consolider notre empire et pour sauver votre ville. Nous voulons établir notre domination sur vous sans qu'il nous en coûte de peine et, dans notre intérêt commun, assurer votre salut.

[5,92] - Les Méliens. Et comment pourrons-nous avoir le même intérêt, nous à devenir esclaves, vous à être les maîtres ?

[5,93] - Les Athéniens. Vous auriez tout intérêt à vous soumettre avant de subir les pires malheurs et nous nous aurions avantage à ne pas vous faire périr.

90-93. Les Méliens acceptent de ne plus parler du droit mais seulement de l'intérêt (de "l'utile", dirait-on en philosophie, par contraste avec le "bon" ou le "beau"), parce que les athéniens l'imposent. "Nous voulons votre bien!" disent en somme les Athéniens, avec un certain cynisme. Leur proposition est présentée comme avantageuse, pour les uns et pour les autres: c'est du gagnant-gagnant; d'un côté les Athéniens étendent leur empire, perçoivent un tribut de la part de Mélos, n'ont pas à mener d'expédition militaire longue et coûteuse; les Méliens, pour leur part, obtiennent le salut. C'est-à-dire, le droit de ne pas être détruits - un tel "cynisme" (au sens moderne du terme) de la part des Athéniens n'est pas sans évoquer la pratique mafieuse de la taxe de protection, imposée sous la menace.

[5,94] - Les Méliens. Si nous restions tranquilles en paix avec vous et non en guerre sans prendre parti, vous n'admettriez pas cette attitude ?

[5,95] - Les Athéniens. Non, votre hostilité nous fait moins de tort que votre neutralité ; celle-ci est aux yeux de nos sujets une preuve de notre faiblesse ; celle-là un témoignage de notre puissance.

94-95. Ici l'on voit pourquoi la neutralité des Méliens n'est pas envisageable du point de vue des ambassadeurs Athéniens: "votre hostilité nous fait moins de tort que votre neutralité". Les Athéniens, en laissant tranquilles les Méliens, paraîtraient faibles aux yeux des autres peuples soumis à l'autorité athénienne. Il est intéressant de noter ici que si les Méliens, en leur position de faiblesse, n'ont pas le choix, les Athéniens, en leur position de force, n'ont pas le choix non plus. Être puissant impose de l'être toujours plus.

[5,96] - Les Méliens. Est-ce là la conception que vos sujets se font de l'équité ? Les cités qui n'ont avec vous aucune attache et celles que vous avez soumises - colonies athéniennes pour la plupart et parfois en révolte contre vous - les mettent-ils donc sur le même plan ?

[5,97] - Les Athéniens. Ce ne sont pas les arguments plausibles, pensent-ils, qui manquent aux uns et aux autres ; mais si quelques cités conservent leur indépendance, ils pensent qu'elles le doivent à leur puissance et que c'est la crainte qui nous empêche de les attaquer. Ainsi en vous réduisant à l'obéissance, non seulement nous commanderons à un plus grand nombre de sujets, mais encore par votre soumission vous accroîtrez notre sûreté, d'autant mieux qu'on ne pourra pas dire qu'insulaires et moins puissants que d'autres, vous avez résisté victorieusement aux maîtres de la mer.

96-97. Ici s'approfondit la question du droit. Tout le monde a des justifications de droit... En dernière analyse, ce qui fait la différence, c'est la puissance. Ainsi, seules les Cités assez puissantes peuvent échapper à la domination athénienne. En outre, en se soumettant, les Méliens apportent la sécurité aux Athéniens, qui se retrouveraient en difficulté s'ils donnaient l'impression qu'un peuple d'insulaires pût échapper aux "maîtres de la mer" (les naukratores).

[5,98] - Les Méliens. Comment ? Vous ne croyez pas que votre sûreté se confond avec une politique différente ? Puisque vous nous détournez de la considération de la justice pour nous inviter à n'envisager que l'utile, il faut à notre tour que nous tâchions de vous convaincre que notre intérêt et le vôtre se confondent. Comment de tous ceux qui sont neutres aujourd'hui, ne vous ferez-vous pas des ennemis, quand ils verront votre conduite à notre égard et s'apercevront qu'un jour ou l'autre vous marcherez contre eux ? Et que faites-vous, sinon fortifier vos ennemis et déchaîner contre vous malgré eux ceux-là mêmes qui jusqu'ici n'avaient jamais eu l'intention de vous montrer d'hostilité ?

[5,99] - Les Athéniens. Nullement ; les peuples les plus redoutables, à notre avis, ne sont pas ceux du continent ; libres encore, il leur faudra beaucoup de temps pour se mettre en garde contre nous. Ceux que nous craignons, ce sont les insulaires indépendants comme vous l'êtes et ceux qui déjà regimbent contre une domination nécessaire. Ce sont eux qui, en se livrant sans réserve à des espérances irréfléchies, risquent de nous précipiter avec eux dans des dangers trop visibles.

98-99. Les Méliens apportent à ce dernier argument un contre-argument: les attaquer provoquera la crainte des autres peuples restés neutres, donc leur hostilité. Les Athéniens en conviennent volontiers ; mais ils ont fait depuis longtemps le choix de la crainte, et le renoncement à l'amitié...

[5,100] - Les Méliens. Voyons, si vous-mêmes n'épargnez rien pour maintenir votre empire et si des peuples déjà esclaves font tout pour secouer votre joug, nous qui sommes libres encore, nous commettrions la lâcheté et l'ignominie de ne pas tout tenter pour éviter la servitude ?

[5,101] - Les Athéniens. - Non, si vous délibérez sagement. Car il n'est pas question pour vous d'une lutte d'égal à égal où votre réputation soit en jeu et où il vous faille éviter la honte d'une défaite. C'est sur votre salut même que vous délibérez et vous avez à vous garder d'attaquer des adversaires bien plus puissants que vous.

[5,102] - Les Méliens. Eh bien ! nous savons que la fortune des armes comporte plus de vicissitudes qu'on ne s'y attendrait en constatant la disproportion des forces des deux adversaires. Pour nous, céder tout de suite, c'est perdre tout espoir ; agir, c'est nous ménager encore quelque espérance de salut.

100-102. "La palme de la valeur" ne s'obtient que lorsque les forces en présence sont à égalité avant la conflagration; cette question, appelons-la la question de l'honneur, ne se pose pas ici. En tant que faible, le salut réside dans le fait de ne pas s'opposer au plus fort. Les Méliens tirent des exemples du passé les cas où une inégalité des forces au départ a conduit à un résultat plus équilibré que prévu. Ils s'efforcent de chercher d'autres solutions, des "portes de sortie". Les Athéniens leur conseillent de céder: choisir l'affrontement serait un parti désespéré. Pour les Méliens, c'est céder, justement, qui est un parti désespéré, car il équivaut à renoncer définitivement à la recherche d'autres possibilités.

[5,103] - Les Athéniens. L'espérance stimule dans le danger ; on peut, quand on a la supériorité, se confier à elle ; elle est alors susceptible de nuire, mais sans causer notre perte. Mais ceux qui confient à un coup de dés tout leur avoir - car l'espérance est naturellement prodigue - n'en reconnaissent la vanité que par les revers qu'elle leur suscite et, quand on l'a découverte, elle ne laisse plus aucun moyen de se garantir contre ses traîtrises. Vous êtes faibles, vous n'avez qu'une chance à courir ; ne tombez pas dans cette erreur ; ne faites pas comme tant d'autres qui, tout en pouvant encore se sauver par des moyens humains, se sentent sous le poids du malheur trahis par des espérances fondées sur des réalités visibles et recherchent des secours invisibles, prédictions, oracles et toutes autres pratiques, qui en entretenant leurs espérances causent finalement leur perte.

103. Les Athéniens accordent aux Méliens l'argument selon lequel l'espoir est un bon stimulant pour la prise de risque... mais selon eux on ne prend de risques que si l'on possède une solution de repli, des "réserves". Les Méliens, en choisissant l'affrontement, mettent en jeu tout ce qu'ils ont. Échouer une fois, pour eux, c'est tout perdre. C'est le pari pascalien inversé: Pascal encourage le pari parce qu'il y a peu à perdre et tout à gagner; fort logiquement, les Athéniens découragent les Méliens de parier car le profit est incertain et qu'ils ont tout à perdre. Leur conseil est un conseil de réalisme: considérez ce que vous avez. Ne tenez compte que du réel, du tangible. Ne faites pas confiance au possible, aux espoirs incertains. Défiez-vous également des méthodes de divination. Dans cette pique anti-traditionnelle (les pratiques divinatoires étaient très fortement répandues et institutionnelles en Grèce), dans cette mise à l'écart des solutions liées au recours aux dieux, on reconnaît ici le Thucydide rationaliste, élève des sophistes. Les interlocuteurs vont revenir à des vues plus conventionnelles dans l'échange qui suit.

[5,104] - Les Méliens. Nous n'ignorons pas, sachez-le bien, qu'il nous est difficile de lutter contre votre puissance et contre la fortune ; il nous faudrait des forces égales aux vôtres. Toutefois nous avons confiance que la divinité ne nous laissera pas écraser par la fortune, parce que, forts de la justice de notre cause, nous résistons à l'injustice. Quant à l'infériorité de nos forces, elle sera compensée par l'alliance de Lacédémone, que le sentiment de notre commune origine contraindra, au moins par honneur à défaut d'autre raison, à venir à notre secours. Notre hardiesse n'est donc pas si mal fondée.

[5,105] - Les Athéniens. Nous ne craignons pas non plus que la bienveillance divine nous fasse défaut. Nous ne souhaitons ni n'accomplissons rien qui ne s'accorde avec l'idée que les hommes se font de la divinité, rien qui ne cadre avec les prétentions humaines. Les dieux, d'après notre opinion, et les hommes, d'après notre connaissance des réalités, tendent, selon une nécessité de leur nature, à la domination partout où leurs forces prévalent. Ce n'est pas nous qui avons établi cette loi et nous ne sommes pas non plus les premiers à l'appliquer. Elle était en pratique avant nous ; elle subsistera à jamais après nous. Nous en profitons, bien convaincus que vous, comme les autres, si vous aviez notre puissance, vous ne vous comporteriez pas autrement. Du côté de la divinité, selon toute probabilité, nous ne craignons pas d'être mis en état d'infériorité. (...)

104-105. On revient, après cette évacuation de la divinité et de la divination, à des paroles plus conformistes: les Méliens se considèrent comme pieux, et méritant par conséquent la bienveillance des dieux. D'autre part les Lacédémoniens (Sparte) ne les laisseront pas tomber... Les Athéniens rétorquent qu'ils sont pieux eux aussi, et méritent autant qu'eux la bienveillance divine; sur la piété, ils sont donc à égalité: ce n'est pas cela qui fera la différence. Ce qui fera la différence, c'est la force. C'est une loi naturelle: chez les dieux comme chez les hommes, la loi naturelle veut que, si l'on est le plus fort, on commande. Il n'y a rien de personnel dans leur agression: à preuve, si les Méliens étaient à la place des Athéniens, ils feraient de même.

[5,105] (...) Quant à votre opinion sur Lacédémone, dont vous escomptez qu'elle vous secourra pour ne pas trahir l'honneur, nous vous félicitons de votre naïveté, sans approuver votre folie. Les Lacédémoniens, il est vrai, entre eux et dans leurs institutions nationales, font preuve généralement de droiture ; mais dans leurs rapports avec les autres peuples, que n'y aurait-il pas à dire sur leurs procédés ! Pour tout dire en un mot : plus manifestement qu'aucun peuple de notre connaissance, ils appellent l'agréable l'honnête, et l'utile le juste ; une telle disposition d'esprit ne s'accorde guère avec vos folles prétentions sur votre salut.

[5,106] - Les Méliens. C'est là précisément ce qui renforce au plus haut point notre confiance. Nous sommes leurs colons et ils ne voudront pas, en nous trahissant, perdre la confiance des Grecs qui leur sont favorables et avantager leurs ennemis.

[5,107] - Les Athéniens. Vous ne croyez donc pas que l'intérêt se confond avec la sûreté, tandis que le juste et l'honnête sont inséparables des dangers ? Et les Lacédémoniens se gardent bien en général de les braver.

[5,108] - Les Méliens. Eh bien ! nous pensons que pour nous secourir ils affronteront bien volontiers ces dangers et que les risques leur paraîtront moins grands avec nous qu'avec d'autres. Notre proximité du Péloponnèse facilite leur intervention et notre communauté d'origine les assure davantage de notre fidélité.

[5,109] - Les Athéniens. Aux yeux de ceux dont on réclame l'assistance, la meilleure garantie n'est pas la sympathie de ceux qui les invoquent, mais la supériorité de leurs forces. C'est une considération à laquelle les Lacédémoniens sont particulièrement sensibles ; ils se défient de leur propre puissance et il faut que leurs alliés soient en nombre pour qu'ils marchent contre leurs voisins. Aussi est-il peu probable qu'ils passent dans une île, quand nous sommes maîtres de la mer.

[5,110] – Les Méliens. Ils pourront envoyer d’autres alliés. La me de Crête est vaste. Les maîtres de la mer auront moins de facilité à y poursuivre l’ennemi, que celui-ci à leur échapper. Admettons que les Lacédémoniens échouent sur ce point, ils pourront toujours se retourner contre votre territoire et contre ceux de vos alliés que n’a pas attaqué Brasidas. Et c’est moins pour un pays étranger qu’il vous faudra lutter que pour la défense de vos alliés et de votre pays.

L'argument de la protection divine ainsi évacué, passons à celui du secours Lacédémonien (de Sparte). Pour les Athéniens, il est peu probable qu'ils viennent aider les Méliens: ce n'est pas leur genre. Pour eux aussi c'est l'utile qui prime sur le "bien" - On est loin de l'idée platonicienne - reprise par Cicéron dans Les Devoirs - que l'utile est forcément "honnête" (ou "beau") et que l'honnête est forcément utile. Il est d'ailleurs intéressant de voir les Athéniens parler péjorativement des Lacédémoniens sur ce point, quand on voit bien qu' ils sont miroirs les uns pour les autres. En outre, ils n'ont pas la domination maritime des Athéniens, ce qui rend encore moins probable leur intervention. A cela, les Méliens rétorquent en évoquant l'aiguillon de l'honneur (il en va de l'honneur des Lacédémoniens de protéger Mélos contre l'agression athénienne), celui de la parenté (les Méliens sont, à l'origine, des colons de Sparte); quant à la mer de Crète à traverser pour porter secours, celle-ci est suffisamment grande pour espérer que les renforts leur parviennent sans être interceptés... tous ces arguments sont irrationnels pour les Athéniens: "vous tenez les choses à venir (ta mellonta) pour plus vraies que les choses visibles (ta horômena). Tout ce dialogue établi une opposition tranchée entre le juste et l'utile, et entre le théorique (l'espoir, la protection des dieux, le droit, l'honneur...) et le pratique.

[5,111] - Les Athéniens. Si la chose arrive, elle ne nous surprendra pas. Vous-mêmes, vous n'ignorez pas que jamais la crainte d'autrui n'a fait abandonner un siège aux Athéniens. Mais voyons ! Nous avions convenu de délibérer sur votre salut et nous constatons que dans toutes vos paroles vous n'avez rien dit qui soit de nature à inspirer confiance à un peuple et l'assurer de son salut. Bien au contraire ! Vos plus fermes appuis ne consistent qu'en espérances à longue échéance et les forces dont vous disposez présentement sont insuffisantes pour vous assurer la victoire sur celles qui, dès maintenant, vous sont opposées. Ce serait la pire des imprudences, si après notre départ vous n'adoptiez pas une résolution plus sage. Vous ne vous laisserez pas égarer par ce point d'honneur qui si souvent perd les hommes au milieu de dangers sans gloire et menaçants. Que de gens, sans se faire illusion sur les risques qu'ils couraient, se sont laissés entraîner par l'attrait de ce mot : l'honneur ! Séduits par ce terme, ils sont tombés de leur plein gré dans des maux sans remède. Leur déshonneur est d'autant plus ignominieux qu'il est dû à leur folie et non à la fortune. En délibérant sagement, vous éviterez ce malheur et vous conviendrez qu'il n 'y a rien d'infamant à céder à un État puissant, dont les propositions sont pleines de modération, lorsqu'on vous offre de devenir ses alliés et ses tributaires, en vous laissant la propriété de votre sol. Puisque vous avez le choix entre la guerre et votre sûreté, vous ne prendrez pas le plus mauvais parti. Ne pas céder à ses égaux, mais se bien comporter avec les forts, user de modération avec les faibles : voilà les conditions essentielles de la prospérité d'un État. Réfléchissez donc ; après que nous nous serons retirés, dites-vous et redites-vous que c'est votre patrie qui est l'objet de vos délibérations. Elle seule est en cause, et une seule délibération bonne ou mauvaise décidera de son avenir. »

[5,112] - Les Athéniens se retirèrent de la conférence. (...)

Thucydide fut élève des sophistes, ces maîtres de sagesse et de savoir qui eurent une influence considérable sur la pensée grecque, et sur des personnages de premier plan, comme Périclès ou Euripide ; même s'il serait inexact de faire de la sophistique du Ve siècle un mouvement unifié et cohérent, on retrouve des constantes sinon dans les thèses des sophistes, du moins dans les thèmes qu'ils privilégient. Il s'agit d'un courant rationnel, qui a propagé une lecture critique des conventions sociales, morales et culturelles, ce qui a pu l'amener à cultiver un certain relativisme, et parfois - cas rare à l'époque, l'athéisme. On peut lire une telle exclusion de la référence aux dieux, se conjuguant avec la déstructuration des conventions morales et sociales, dans la description de la peste d'Athènes, que l'historien G. Legroux a commenté sur Les Clionautes**.  Et dans l'opposition développée par la sophistique entre nomos (la loi humaine, entendre: la convention) et physis (la nature), si le premier élément est relativisé, le deuxième finit par être valorisé ... cela est allé - et c'est l'objet de la critique platonicienne de la sophistique - jusqu'à évacuer la question du bien et du mal pour la remplacer par celle de l'utile et le nuisible. 

On reconnaît cette influence dans les propos des Athéniens, même s'il ne faut pas faire d'eux strictement les porte-paroles de Thucydide. Ils évacuent les données religieuses, la tradition et avec elle, les questions de morale et de droit. Toutes ces données une fois reléguées au "monde des idées", que reste-t-il, si ce n'est la loi du plus fort?

En conclusion, pour ceux qui voudraient savoir ce qui est arrivé aux Méliens: optant pour l'espoir, ils choisissent l'affrontement ; résistent un temps, ce qui oblige tout de même les Athéniens à envoyer du renfort ; enfin échouent. Tous les hommes en âge de porter les armes sont passés au fil de l'épée. Les femmes et les enfants sont vendus comme esclaves. En remplacement, 500 colons athéniens sont envoyés à Mélos.


Magister



* Fabrice Butlen, "Thucydide, bon guide sur la crise syrienne", Le Figaro, 30/04/2018

** Gilles Legroux, "La peste d’Athènes par Thucydide, un récit historique fondateur – 431 avant J.C", Les Clionautes, 20/08/2021

Bibliographie: 

Thucydide, Histoire de la Guerre du Péloponnèse, trad. J. Voilquin, notes de J. Capelle, Paris, Librairie Garnier Frères, sans date.

Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, II, texte établi par J. de Romilly et R. Weil, édition de C. Mossé, Paris, Les Belles Lettres, 2009.

J. de Romilly, Précis de littérature grecque, Paris, P.U.F., 1980

F. Robert, La Littérature grecque, Paris, P.U.F., 1946



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