Poésie et spiritualité (1)

par E.D., janvier 2023

Il existe un lien très étroit et peut-être originel entre une certaine forme de poésie ou une certaine façon de la pratiquer et la spiritualité. Les deux ont en commun une attention tout à la fois à la vie intérieure et à la manifestation, à ce qu’elle peut avoir d’épiphanique. Cette connivence fait que la poésie – comme écriture – peut être une pratique spirituelle à part entière, une manière de s’entretenir (intérieurement) avec ce qui reste de l’ordre de l’intuition. Par ailleurs, sa proximité à la spiritualité explique également pourquoi la poésie a si souvent été et est encore la forme par excellence du témoignage. Les années qui suivent la Seconde Guerre mondiale ont tenté de raturer ce lien sans y parvenir tout à fait. Il est vrai que cette période a été celle des grands bouleversements et conflits culturels et idéologiques. Les années quatre vingts donneront une nouvelle légitimité à cette dimension de la poésie. Les preuves de ce renouveau sont très nombreuses et il suffit de penser au succès d’un auteur comme Christian Bobin, décédé il y a peu, pour se persuader que les lignes de forces changent à la fin des années 70 aussi bien chez les poètes ou les éditeurs que, et cela est peut-être plus étonnant, dans le grand public. 

Je m’arrêterai sur un de ces signes : la création en 1975 des Editions Arfuyen (https://editionsarfuyen.com/) qui ont commencé par rendre accessibles les textes poétiques de grands noms de la spiritualité chrétienne : Maître Eckhart, Angelus Silésius, Jean Tauler, Jean de Ruysbroeck, etc. et qui développent depuis une collection intitulée Les Carnets spirituels qui ont accueilli, à côté de Bérulle, Fénelon, Jean de la Croix ou Gabriel Marcel et Louis Lavelle, les carnets de Françoise Azaïs de Vergeron – Catherine-Marie de la Trinité en religion – d’abord édités aux éditions de l’Arrière-Pays (Jégun). Le repos inconnu s’inscrit tout à fait dans la grande tradition de l’adresse chrétienne : « Prière silencieuse, / mystérieuse, / tellement cachée / et enfouie en moi / que si Tu cessais / de me la donner / je crierais / que Tu m’arraches / le cœur. » et en même temps il est fait de notations qui peuvent faire penser au haiku tel qu’un Jaccottet a pu le pratiquer dans les années 60-70 : « Une seule marguerite / dans la prairie,// une éclaircie / dans la forêt. » J’emprunte ces exemples à la présentation de Max de Carvalho, poète lui-même, à qui la moniale a confié ses archives et qui a su y entendre et nous permettre d’entendre une parole singulière. On trouve également dans le Domaine anglophone, aux côtés d’Emilie Dickinson, les poèmes de Jessica Powers, Sœur Myriam du Saint Esprit. L’édition est bilingue. La poésie de Jessica Powers est beaucoup plus ample, plus encline à la méditation. La plaquette (50 pages) s’ouvre ainsi, le poème s’intitule « Vol de Faucons Nocturnes » :


Au crépuscule les faucons nocturnes plongent et s’élèvent
Entre moi et les falaises de pourpre.
Ailes noires sur les couleurs du ciel…
Ils font paraître étrangement incertaines

Toutes les choses raisonnables que je disais le jour
Comme si une parole que je n’avais pas pu entendre,
Une préface que je n’avais jamais lue
Étaient nécessaires pour déchiffrer tout ceci.


Jean-Pierre Lemaire qui rédige la postface du recueil s’interroge sur la vocation au silence de la carmélite (« je cherche notre cellule pour prier. Ô Esprit silencieux,/ Fais que commence en ma vie le Grand Silence », « Entrée au Carmel »). C’est ce même silence que font entendre certains des poèmes de Sœur Myriam : il est tout à la fois le fond sur lequel se détache le monde phénoménal et l’indice de l’affleurement déjà d’une Présence.

Jean-Pierre Lemaire est lui-même un poète chrétien. Il a publié chez Gallimard en 2021 un recueil intitulé Graduel. On lui doit chez Poésie/ Gallimard (2021) une anthologie de poètes chrétiens du XXème siècle : Le Sommet de la route et l’Ombre de la Croix (Péguy, Claudel, Jammes, Noël, de La Tour du Pin, Grosjean). On trouve, dans la même collection (2016), une anthologie de son œuvre qu’il a construite comme un parcours spirituel, Le pays derrière les larmes. La dernière partie du recueil s’intitule « Grains du Rosaire ». En voici l’avant-dernier poème, en guise de conclusion à cette notice. Son titre est « Assomption » : 


La terre s’est endormie avec moi
Le puits dans la cour, le figuier, la maison.
Je me suis réveillée dans les bras du Père
et de mon Fils, emportant quelque chose
du soir violet dans le ciel éternel.
Celui que je n’ai pas encore nommé
(une eau, un souffle, des mains douces)
Retirait du cœur l’épine originelle.


Max Ernst, Epiphanie, 1940




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