Qu'est-ce qu'aimer ceux qui nous aiment?

Qu'est-ce qu'aimer ceux qui nous aiment? Les publicains le font bien. Qu'est-ce que saluer ceux qui vous saluent? Les païens le font bien. Ce n'est pas pour rien qu'on vous propose un héritage éternel et une immuable félicité: ce n'est pas pour vous laisser demeurer à l'égal, ou même au-dessous des païens. Dites-vous la même chose, ô chrétien! dans tout le reste de votre conduite? Quelle récompense méritez-vous, femmes chrétiennes, si vous méprisez les vaines parures? Les païennes l'ont bien fait. Quelle sera votre gloire, si vous méprisez les richesses? Les philosophes l'ont bien fait. Dites-vous la même chose sur la cordialité; les païens, les sages du monde en ont fait gloire. Portez donc plus haut vos pensées, et soyez parfaits (Mt V, 48). Mais comme qui? Comme les philosophes, comme les païens, comme les Juifs, ou comme les pharisiens et les docteurs de la loi, qui étaient les plus parfaits d'entre les juifs? Non; Jésus-Christ vous a dit que vous n'auriez point de part à son royaume, si votre justice ne surpasse la leur. Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait (ibid). Et comme vous ne pouvez jamais l'égaler, croissez toujours pour vous approchez de cette perfection. L'entrepris est grande mais le secours est égal au travail. Dieu, qui vous appelle si haut, vous tend la main; son Fils, qui lui est égal, descend à vous pour vous porter. Dites donc avec saint Paul: Courage, mon âme, je puis tout avec celui qui me fortifie (Php IV, 13).

Ô chrétien! qui es si loin de la perfection de ton état, quand commenceras-tu à surmonter ta nonchalance?

Que chacun se dise à soi-même dans le fond du cœur: çà, je veux apprendre à être chrétien. Arrêtez-vous partout à ces mots: on a dit aux anciens ;  et moi je vous dis. Qui est celui qui nous a donné cette loi nouvelle? Jésus-Christ, le Fils de Dieu en personne, la lumière et la vérité éternelle, le maître qui nous est envoyé du Ciel pour nous enseigner; mais, en même temps, le Sauveur, qui nous aide et qui, comme on vient de voir, mesure ses grâces au travail qu'il nous impose.

Bossuet, Méditations ("Le Sermon sur la Montagne", XVIIIe jour)

Le piège du chrétien d'aujourd'hui, quand la société et la mentalité majoritaire dérogent progressivement, d'exception en exception, à chaque article de la loi naturelle, est de croire en avoir fait suffisamment quand, s'abritant de l'influence corrosive du monde, il respecte cette même loi naturelle. Et il est vrai que c'est déjà un effort, quand l'égoïsme avilissant, l'injustice qui frappe les plus petits et les plus pauvres, déferlent de manière continue, de parvenir à y résister et à conserver une certaine droiture. Mais le titre de chrétien engage à faire davantage, à demander davantage, à se donner davantage, à s'abandonner davantage. 

Le chemin est douloureux, mais le chrétien aime la douleur. La parole scandalise? Elle rappelle un  dolorisme passé de mode ? Est-ce inciter à reprendre le cilice et la discipline? Non. Mais s'arracher à son égoïsme est un effort douloureux. Vouloir être parfait comme le Père, savoir que c'est impossible mais suivre cette injonction tout de même, dans un progrès toujours permanent et toujours décevant, qui ne laisse aucune plage de repos et fait de la vie du chrétien un inconfort perpétuel : voilà une autre forme de douleur. Dans la parabole du Publicain et du Pharisien, le Pharisien, dont le comportement est admirable, se réjouit de ne pas être comme les autres hommes, qui sont voleurs, injustes et adultères, et Jésus donne en exemple le Publicain, pécheur au cœur brisé. Il n'y a pas lieu de se réjouir parce que notre comportement est objectivement meilleur que celui des autres. Le chrétien pleure amèrement, misérablement, devant le péché - sans une once de mépris, sans en tirer orgueil. 

Et on se détournerait de la douleur, quand notre Sauveur, vers qui nous tournons les yeux, corps torturé, aurait pu nous sauver d'une seule goutte de son sang mais a choisi de le faire au prix de l'abjection et de la douleur les plus effarantes. Dieu a épousé notre condition humaine, dans sa grandeur et dans sa misère. Lui, le Pauvre, le Malade, le Seul, le Souffrant. Cette croix nous la voyons devant nos yeux, on nous la trace sur nos front, nos coeurs et nos épaules, nous la traçons nous-mêmes sur nos corps.

Le christianisme insisterait trop sur la souffrance? Ôtez à la souffrance le christianisme, elle devient un mystère incompréhensible qui nous anéantit. Le christianisme seul a résolu la question du Mal. Nous y reviendrons.

Magister


Toshi Yoshida, Extension (1969)


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