victoire et punition

« Que vous écrirai-je, Sénateurs, ou comment vous écrirai-je ? Ou que ne vous écrirai-je pas en ce moment ? Que les dieux et les déesses me tuent plus cruellement que je ne me sens périr tous les jours, si je le sais... » Lettre de Tibère au Sénat, selon les Annales de Tacite (VI, 6). L’historien ajoute : « … tant ses forfaits et ses infâmies étaient devenus pour lui-même un affreux supplice. Ce n’est pas en vain que le prince de la sagesse avait pour coutume d’affirmer que, si l’on ouvrait le cœur des tyrans, on le verrait déchiré de coups et de blessures, ouvrage de la cruauté, de la débauche, de l’injustice, qui font sur l’âme les mêmes plaies que fait sur le corps le fouet d’un bourreau. »


Les lecteurs de ces Cahiers connaissent notre goût pour les scènes crépusculaires et les figures maudites. Cet aveu de l’empereur Tibère, chef d’état dont la paranoïa n’était allée qu’en s’amplifiant, et qui s’était progressivement isolé du reste du monde (à la fois par peur de l'assassinat et pour se livrer à ses turpitudes à l'écart de la société) révèle ici un caractère tourmenté. Faut-il croire l’historien ? Tibère était-il réellement torturé par ses propre vices, ou est-ce là une pensée rassurante et naïve (le méchant est puni à la fin)? C’est un fait que la question de la justice agite éternellement les esprits. Cette question a été ainsi posée : s’il est une Providence, pourquoi le juste souffre-t-il, pourquoi le méchant triomphe-t-il ? Encore aujourd'hui, dans nos sociétés où l'idée de Providence est évacuée, il vient naturellement à l'esprit - au cœur - de nos contemporains de trouver injuste le spectacle de l'innocence persécutée ; si c'est un scandale que l'innocent souffre, c'est que notre idée de la justice nous enjoint de penser qu'il devrait non pas être malheureux, mais heureux. Donc, en toute logique, c'est que nous pensons que l'innocence devrait être récompensée, et non châtiée. Tout l’effort des littérateurs, des philosophes, des moralistes de l'Histoire a été d’opérer un travail de dévoilement afin de conclure que le triomphe du méchant n’est qu’apparent. La souffrance du juste masque un souverain bien. Que le méchant doive forcément être puni, que le juste doive forcément être récompensé, cela manifeste la soif de justice qui est dans la nature humaine. C’est une soif qui, si elle n’est pas assouvie, provoque une frustration puissante. La frustration dit la soif. Mais la solution du voile des apparences est-elle satisfaisante ? C’est un peu facile ; c’est dire : ce que vous voyez n’est que l’enveloppe d’une réalité cachée qui est l’exact contraire de ce que vous voyez… allons donc! il faudrait avaler que le signe ne signifie pas ? qu'il est fondamentalement ironique ?


Laissons tout de même une chance à cette solution philosophique. Le « prince de la sagesse » cité par Tacite est Socrate, maître et personnage principal de Platon. On connaît son idée paradoxale selon laquelle il serait préférable de subir l'injustice que de la commettre. Lisons un passage.  « Je nie, Calliclès, que le comble de la honte soit d’être souffleté injustement, ou de se voir couper les membres ou la bourse ; je prétends qu’il est plus honteux et plus mauvais de frapper et de mutiler ma personne ou mes biens injustement (…). Bref, commettre une injustice contre moi est plus laid et plus dommageable pour l’auteur de l’injustice que pour moi sa victime. L’injustice est le plus grand des maux pour son auteur – et c’est un mal pire encore de ne pas expier sa faute. » « En quel lieu et chez qui amenons-nous ceux dont le corps est malade ? – Chez les médecins. – Et les hommes injustes et intempérants ? – chez les juges » (Gorgias). Voilà pour le méchant. Quand on croit qu’il triomphe, c’est-à-dire lorsqu’il commet un crime et demeure impuni (par un tribunal), il est malheureux comme un malade sans remède, sans médecin. On peut l'admettre. Mais que le juste souffrant, dans son état d’innocence, soit plus heureux... facile à dire!


Sénèque propose une solution à cette question de l’infortune du juste, du juste mal récompensé par une providence dont on doute, par le même coup. Réponse, dans le de Providentia : le malheur est pour la vertu une épreuve ; une épreuve salutaire et nécessaire. Les accidents que le commun appelle « maux » n’en sont pas réellement, car il n’y a de mal que ce qui est honteux. Donc les malheurs que Dieu nous envoie sont une preuve de son amour pour nous, le moyen offert pour renforcer notre vertu. Le bien naît de la lutte ; nous devons accepter l’adversité avec patience. Et, avec son habituel sens de la formule :  - « tu es courageux : mais d’où le sais-je, si la fortune ne t’offre pas la possibilité de montrer ton courage ? » (« Magnus vir es : sed unde scio, si tibi fortuna non dat facultatem exhibendae virtutis ? ») ou encore « Je te considère malheureux car tu n’as jamais été malheureux » (« Miserum te judico, quod nunquam fuisti miser ») ; tu as traversé la vie sans obstacle : personne ne saura ce que tu aurais pu, et même pas toi-même ». Je me plais à transcrire ces lignes, car tout le programme stoïcien, dans son volontarisme viril, est contenu ici. Est-ce bien sérieux ? Ou alors c’est un programme d’élite, et Sénèque lui-même ne se prive pas de distinguer les « grands hommes » du « vulgaire » (la foule commune, c'est-à-dire nous). 


Que le vicieux triomphe alors que le vertueux souffre, voilà une idée qui me semble une idée reçue. En fait, qui ne souffre pas ? Le vertueux souffre, le vicieux souffre. La souffrance est loi. Cette universalité de la souffrance, l’homme biblique le constate déjà : voyez le psaume 44 ( 43), qui, surprise! n’adopte pas la théologie habituelle (ou que l'on croit habituelle) contenue dans les fameuses apostrophes de Jérémie contre Jérusalem, selon laquelle Dieu accorde la victoire aux ennemis afin de punir Israël de son infidélité. Exit la punition: dans le psaume 44, au contraire, Israël souffre, sans pourtant être oublieuse de son rapport avec Dieu, je veux dire: l'alliance. « Tout cela est venu sur nous sans que nous t’ayons oublié : nous n’avions pas trahi ton alliance ».  « Notre coeur ne s’était pas détourné, et nos pieds n’avaient pas quitté ton chemin ». C’est Dieu, c’est le même Dieu, et le seul, qui a offert les victoires passées (leur souvenir accentue amèrement le contraste: « tu décides des victoires de Jacob ; avec toi nous battions nous ennemis... »), et c'est lui seul également à qui est attribuée la source des malheurs présents... Contemplons cette posture de l’esprit : face au malheur incompréhensible (ce n’est pas une punition, puisque nous sommes restés dans ses « sentiers »), le psalmiste se résigne, ou se résout, à attribuer à Dieu l’origine des malheurs. Le dernier mot du psaume, au verset 27 est à l’amour de Dieu ("délivre nous à cause de ta bonté!") : Dieu est fidèle. Dieu est innocent.


Et pourtant, il entre dans le plan de Dieu que nous souffrions. Est-ce pour les mêmes raisons que celles invoquées par Sénèque, qui voit, comme nous l'avons vu plus haut, dans le malheur une épreuve et un moyen d'exercer sa force d'âme (allez, encore une formule: « Tu t’étonnes, si dieu, amoureux des bons, qui veut qu’ils soient meilleurs, et excellents, leur assigne un destin par lequel ils puissent exercer leur vertu ? ») Non : le psalmiste, à la différence du philosophe, ne considère pas ces malheurs comme un moyen de s’exercer, de muscler sa vertu. Il pose le constat d'un Dieu qui ne tente pas, et du mystère du malheur.


Passons à l'ajout néotestamentaire. Le Christ lui-même a parlé du malheur des justes, et il entre dans son plan. : « Je vous envoie comme des brebis au milieu des loups » (Mt X, 16). C'est le programme chrétien... Paul de Tarse a développé cette idée. Ainsi : « Qui nous séparera de l’amour du Christ ? La tribulation, l’angoisse, la persécution, la faim, la nudité, les périls, le glaive ? Selon le mot de l’Écriture : A cause de toi, l’on nous met à mort, tout le long du jour ; nous avons passé pour des brebis d’abattoir. Mais en tout cela nous sommes les grands vainqueurs par celui qui nous a aimés. » Les souffrances endurées par les justes ne mènent à une victoire que grâce à l’amour du Christ. Exit le volontarisme stoïcien: la posture chrétienne est celle de l'abandon à la grâce.

La Croix est un signe de contradiction. Pour certains, un scandale. Quelle est cette religion qui prend pour symbole un corps souffrant, malade, torturé ? Quel exemple ! Une religion ne devrait-elle pas être solaire ? Quelle est cette religion où il faut sous-exister, où il faut renoncer à l’énergie vitale, ou au plaisir ? 

Pour d’autres, c’est la suprême consolation. Dieu se fait homme ? Pas pour amuser la galerie. Pas sous les traits d’un monarque triomphateur. Étonnant mouvement : l’homme s’attendrait à un libérateur qui fasse triompher l’homme, dans un mouvement ascendant ; finalement, c’est Dieu qui vient partager l’intime du drame d’être homme, et qui partage la calomnie, la condamnation injuste, la torture, l’humiliation, la trahison, et la mort – mouvement descendant.

Magister


Léon Bonnat (1933+1922), Job (1880) - Paris, Musée d'Orsay




 

Commentaires