Il me fallait regarder les arbres, le ciel

(...) Maintenant, c'est la nuit que je travaince. De minuit à cinq du matin. Le mois passé, ma chambre, rue Monsieur ­le-Prince, donnait sur un jardin du lycée Saint-Louis. Il y avait des arbres énormes sous ma fenêtre étroite. A trois heures du matin, la bougie pâlit : tous les oiseaux crient à la fois dans les arbres : c'est fini. Plus de travail. Il me fallait regarder les arbres, le ciel, saisis par cette heure indicible, première du matin. Je voyais les dortoirs du lycée, absolument sourds. Et déjà le bruit saccadé, sonore, délicieux des tombereaux sur les boulevards. — Je fumais ma pipe-marteau, en crachant sur les tuiles, car c'était une mansarde, ma chambre. A cinq heures, je descendais à l'achat de quelque pain ; c'est l'heure. Les ouvriers sont en marche partout. C'est l'heure de se soûler chez les marchands de vin, pour moi. Je rentrais manger, et me couchais à sept heures du matin, quand le soleil faisait sortir les cloportes de dessous les tuiles. Le premier matin en été, et les soirs de décembre, voilà ce qui m'a ravi toujours ici. (...)

Arthur Rimbaud, Lettre à Ernest Delahaye, juin 1872 (extrait)


On nous reprochera peut-être de classer cet extrait d'une lettre de Rimbaud dans la catégorie des "mots endormis". Cette lettre à Delahaye est l'une des lettres capitales de la correspondance rimbaldienne, pour comprendre ses conceptions de la poésie, avec la lettre à Izambard, celle à Demeny, de mai 1871. Nous maintiendrons néanmoins notre choix: cette lettre est fameuse, certes, mais fameuse pour qui, sinon les spécialistes de littérature? Et même pour eux, ces textes "majeurs", ne sont-ils pas quelque peu endormis, comme le sont tous ces grands extraits classiques risquant d'être figés dans le formol des manuels ?

D'ailleurs, ce ne sera pas ce que dit Rimbaud de son acte d'écrire qui nous intéressera, ici. Beaucoup a été dit, et nous ne ferions que répéter, car nous n'avons pas, malheureusement (heureusement?) d'idée nouvelle à apporter au lecteur sur ce sujet. Ce qui nous arrête, dans l'extrait choisi, c'est la saisie de l'instant, par le jeune homme, saisi, justement, par l'instant; et ce moment de ravissement, de temps suspendu, fait figure de parenthèse de beauté. 

Cet instant, fugace, d'élévation spirituelle ressort, en effet, par le contraste avec ce qui l'environne dans le texte: l'argot (je travaince), l'évocation de l'ivrognerie du jeune homme, la violence de la révolte adolescente, avec laquelle il évoque les parisiens: "... quand le soleil faisait sortir les cloportes de dessous les tuiles". J'invite le lecteur à lire la lettre en entier, il verra qu'elle est datée de "Jumphe 72", à "Parmerde", que l'épistolier célèbre "l'Académie de l'Absomphe", formule le souhait antipatriotique que "l'Ardenne soit occupée et pressurée de plus en plus immodérément", qu'il invite son ami à "chier sur La Renaissance, journal littéraire et artistique", etc. Tant de formules grossières ou violentes entourent l'évocation de la pureté de ce moment "indicible" du petit matin. On sait la place que le mélange occupe dans l'écriture de Rimbaud, à l'image de la Saison en enfer, où Rimbaud tout à la fois, rejette, et regrette la pureté, voit le Salut possible, le refuse.

Au milieu de nos révoltes, de nos vices, de notre abjection, au fond de l'abîme la beauté pure peut toujours s'introduire, comme par effraction. 


August Macke, Abend, 1912



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