Une prose évangélique d'Arthur Rimbaud

"Bethsaïda, la piscine des cinq galeries, était un point d'ennui. Il semblait que ce fût un sinistre lavoir, toujours accablé de la pluie et moisi, et les mendiants s'agitaient sur les marches intérieures blêmies par ces lueurs d'orages précurseurs des éclairs d'enfer, en plaisantant sur leurs yeux bleus aveugles, sur les linges blancs ou bleus dont s'entouraient leurs moignons. O buanderie militaire, ô bain populaire. L'eau était toujours noire, et nul infirme n'y tombait même en songe.

C'est là que Jésus fit la première action grave ; avec les infâmes infirmes. Il y avait un jour, de février, mars ou avril, où le soleil de 2 h ap. midi, laissait s'étaler une grande faux de lumière sur l'eau ensevelie, et comme, là-bas, loin derrière les infirmes, j'aurais pu voir tout ce que ce rayon seul éveillait de bourgeons et de cristaux, et de vers, dans ce reflet, pareil à un ange blanc couché sur le côté, tous les reflets infiniment pâles remuaient.

Alors tous les péchés, fils légers et tenaces du démon, qui pour les coeurs un peu sensibles, rendaient ces hommes plus effrayants que les monstres, voulaient se jeter à cette eau. Les infirmes descendaient, ne raillant plus ; mais avec envie.

Les premiers entrés sortaient guéris, disait-on. Non. Les péchés les rejetaient sur les marches ; et les forçaient de chercher d'autres postes : car leur Démon ne peut rester qu'aux lieux où l'aumône est sûre.

Un signe de vous, ô volonté divine et toute obéissance est prévue presque avant vos signes.

Jésus entra aussitôt après l'heure de midi. Personne ne lavait ni ne descendait de bêtes. La lumière dans la piscine était jaune comme les dernières feuilles des vignes. Le divin maître se tenait contre une colonne : il regardait les fils du Péché ; le démon tirait sa langue en leur langue ; et riait ou niait.

Le Paralytique se leva, qui était resté couché sur le flanc. et ce fut d'un pas singulièrement assuré qu'ils le virent franchir la galerie et disparaître dans la ville, les Damnés."

Arthur Rimbaud, Proses évangéliques


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Il s'agit de la dernière pièce d'une série, intitulée "proses évangéliques". Rimbaud s'inspire évidemment du passage situé dans l'évangile de Jean (V, 1-18) dans ce texte non publié de son vivant, resté à l'état de brouillon, peut-être inachevé (on notera la phrase rayée: elle est raturée sur le manuscrit) ... c'est d'ailleurs cet inachèvement, ce caractère de travail préparatoire, qui offre à l'imaginaire du lecteur la présence de l' écrivain, à sa table, qui a peut-être renoncé à parachever, peu qui a interrompu son travail, pour une raison ou pour une autre.

Et, conséquence inévitable, des lectures divergentes ont existé, aussi contradictoires que celles qui ont vu dans cette paraphrase évangélique un retour de Rimbaud à l'Evangile (Berrichon), une ébauche de conversion (Delahaye), côtoyant celles qui y ont trouvé un message antichrétien (Etiemble). On ne peut que conclure comme l'on conclut habituellement la question des rapports de Rimbaud au christianisme: à la fois révolté contre, et obsédé par. 

Prenons le texte. Observons le travail de paraphrase de Rimbaud, voyons ce qu'il tire du texte johannique, ce qu'il transfigure, ce qu'il tait. 

L'accent est placé sur la description, sur la première partie du récit, longuement enrichie; le dialogue avec le paralytique est tu. La piscine de Bethsaïda devient, symboliquement, un lieu d'enfer; les infirmes sont transformés en mendiants (le texte évangélique parle seulement d'infirmes, il n'est pas question de mendicité), habités par le démon (ce que le texte original ne dit pas non plus), "infâmes infirmes", qui se servent vraisemblablement de leurs infirmités pour en tirer profit, et en rient même. Rimbaud opère une transfiguration du donné narratif: la piscine c'est l'enfer, les infirmes qui rient de leurs infirmités ce sont les damnés... mais le symbolique s'associe au concret, et Rimbaud livre ici un tableau pittoresque puissamment évocateur. Il enrichit le texte évangélique, toujours un peu sec (l'évangéliste cherche rarement le style): "marches intérieures blêmies par ces lueurs d'orages", "eau toujours noire". Le pittoresque a une couleur lugubre.

Le cadre ainsi posé, le silence du Christ, l'absence de la guérison miraculeuse, est ce qu'il y a de plus frappant... Faut-il voir le signe de la révolte anti-chrétienne de Rimbaud? C'est Jean, encore, qui dit du Christ qu'il est le Verbe (le Logos). Or , ici, forte ironie, le Verbe se tait. Le Christ enseignant est privé de voix. De même, le Christ guérisseur semble privé, au moins narrativement, de ses dons de thaumaturge. Aucune conclusion n'est tirée de l'épisode, ni morale, ni épiphanique (au sens où elle pourrait servir la manifestation de la divinité du Christ). 

En sens inverse, Rimbaud, grand manieur de l'allusion, peut très bien avoir sous-entendu le miracle ; il est d'ailleurs question d'une "action grave", la première. Quant à l'absence de "leçon", doit-on s'étonner que le poète s'abstienne de livrer un précepte explicite?

Enfin, rappelons-le, il s'agit d'un brouillon de Rimbaud. Il n'est pas exclu que celui-ci ait entrepris la série des "proses évangéliques" avant de se lasser, ou de renoncer, abandonnant cette pièce, inachevée. Inachèvement, difficulté d'interprétation, renoncement du poète à reprendre son brouillon: ce sont ces imperfections mêmes qui laissent autant de blancs dans lequel le lecteur peut s'immiscer, qui font l'intérêt, voire la beauté de ce texte.

Magister





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