Notre dignité d'aveugles

Contre ceux qui prennent argument contre l'élection de l'Homme sa petitesse, en regard de l'univers, s'il y a les deux arguments, très expressivement déployés par Pascal, d'une part, des deux infinis  - l'homme est minuscule en regard de l'univers, mais également immense en regard de l'atome - et d'autre part, celui du roseau pensant - l'univers me comprend par l'espace, je comprends l'univers par l'esprit - je décèle en outre une possible contradiction périlleuse dans leur argument : prendre argument de l'infinie petitesse de l'homme, le détrôner, soit; alors pourquoi l'impératif de justice ou l'impératif compassionnel? D'où vient qu'il faille défendre Calas? D'où vient qu'il faille défendre Dreyfus? C'est bien qu'il y a une dignité supérieure de l'homme ; cet homme qu'on s'efforce de trouver dérisoire, microbien, ridiculement perdu dans l'univers, il faut pourtant bien qu'on le défende et qu'on l'aime. Car il y a un sentiment inné de Justice, et je dirais, plus fondamentalement, de Respect.  On ne respecte que ce qui est vénérable et auguste: tel Dieu, tel l'homme. Ôtez Dieu, l'homme est incompréhensible, une sorte d'aberration de la nature. Qui est-il, celui-là, qui pense? 

Je crains bien que ces idéologies prétendument libératrices, qui font disparaître Dieu et qui font chuter l'homme du piédestal sur lequel celui-là l'avait mis, nous dégradent, en faisant de l'humain un amas de matière. Il y a alors, dans ce monde d'athées, l'idéaliste, qui fonctionne comme un croyant, et qui s'étonne de voir régner le seul assouvissement, et par conséquent, la loi du plus fort; quand le dernier sens est la satisfaction, en effet, il y aura fatalement de plus satisfaits que d'autres; et ceux qui le sont plus le sont sur le dos de ceux qui le sont moins. Parti-pris de principe? Non, quand on sait que la satisfaction, l'assouvissement, sans cesse se renouvelle. Cette course est infinie; mais les sources où l'on s'abreuve s'épuisent; il faut jouer des coudes et pousser les autres sur le côté pour puiser davantage. 

Je n'ai jamais bien compris d'où ces idéalistes tiraient leur impératif de justice. De la compassion à voir souffrir les autres? Mais d'où est-elle? A-t-on vu des bêtes pleurer sur la souffrance d'autrui? ou: du besoin, naturel à l'homme en ce qu'il est social par nature, de maintenir en ordre la société (l'injustice est asociale)? Mais pour quoi faire, à la fin? Préserver notre espèce, comme le font bêtes et végétaux? Est-ce que cela suffit? 

Admettons un instant l'idée qu'il n'y ait rien d'autre que la matière. Notre sens inné de la justice serait un instinct naturel de préservation. L'homme seul n'existe pas, l'association lui est naturelle. En conséquence, la vertu elle-même est naturelle à l'homme. L'homme, tel l'animal, n'aurait d'autre but à vivre que la vie elle-même, et nul autre sens à trouver que naître, perpétuer la race, mourir, dans  un geste sans cesse recommencé, le geste éternel de l'animal, du retour des saisons, mouvement perpétuel - sisyphéen, pour le coup... Dire cela, c'est déjà confesser la nostalgie d'un état supérieur de compréhension, c'est confesser un désir d'au-delà, c'est avouer un manque que seul un absolu saurait combler; production de l'esprit, art, métaphysique: l'homme pose la question; ni loups ni abeilles ne  le font. Dire la question c'est dire qu'il y a une réponse.

Que le livre des causes soit un livre blanc (lisez Voltaire, Micromégas, VII), c'est-à-dire affirmer que la spéculation métaphysique vaut moins que l'étude scientifique de l'observable, me semble ce qu'il y a de plus démoralisant. Se détourner de ces question, c'est forcer notre nature de manière insupportable.  Cette situation est fort inconfortable, et l'existence humaine pourrait apparaître comme une large duperie, une plaisanterie, ou encore un absurde à la Camus. Seule la foi - l'obscurité de la foi. Je veux dire: nous nageons en pleine obscurité, et la foi est la seule lumière en ce monde dans lequel nous sommes "embarqués", comme dit Pascal. Refuser la foi, c'est repousser la seule lampe qui nous permet d'apercevoir quelque contour de notre existence, et c'est vouloir à tout prix rester dans les ténèbres.

Magister


André Derain, Paysage triste, 1938


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