Si Dieu est amour (2)

 Cher Scorfa,

Je réponds à la réflexion que tu as bien voulu partager la semaine dernière.

Tu poses une question: pourquoi Dieu nous aurait-il fourni un corps s'il doit être pour nous une occasion de tomber? Tu prends pour exemple la question de la sexualité, mais cette question peut être élargie à toutes choses. Pourquoi Dieu les aurait-il créées si c'est pour nous mettre en danger? Dieu est-il sadique?

Tu prouves, à la fin de ton texte, au moyen d'une démonstration logique, qu'il ne peut en être ainsi: un Dieu sadique ne serait pas Dieu. Il aurait une imperfection: il lui manquerait donc l'attribut de perfection, attribut essentiel dans la définition de Dieu. 

Mais il faut bien que le mal vienne de quelque part. Qu'il y ait le mal n'est pas à prouver, c'est un constat de fait: les larmes et le sang coulent. S'il ne vient pas de Dieu - et il ne peut venir de Dieu - il vient d'ailleurs. Et nous touchons à cette difficile question, sans cesse posée, sans cesse résolue et toujours à nouveau posée, de l'existence scandaleuse du mal. Dieu est bon; ce qu'il crée est bon et fruit de sa bonté. La Création ne peut être qu'être ainsi, c'est ce que tente de dire le début de la Bible, avec la fameuse phrase: "il vit que cela était bon". Aboutir à l'idée d'une irruption du mal, conséquence d'un "déclencheur" originel, qu'on appelle blessure, faute ou péché, est une nécessité - notre seul remède à l'absurde. Création (venue à l'être), Chute (la Création reste bonne, mais est comme ternie, sa beauté devient amère...), Rédemption (Remède, Restauration, Réparation...): nous sommes pris dans cet enchaînement, seul satisfaisant pour l'esprit, les autres solutions produites par la pensée humaine ne pouvant nous combler, de ceux qui affirment: "vous croyez souffrir, mais en fait vous ne souffrez pas ; tout ce qui arrive est bien" à ceux qui disent: "tout va mal aujourd'hui, mais tout ira mieux demain". Comme tu le sais, c'est cette évidence logique qui m'a amené au christianisme. Avant de croire en Dieu, j'ai été conquis par la vision équilibrée de l'homme proposée par la pensée chrétienne.

Le mal existe, le bien aussi; et cette question se résout en posant celle de la liberté. Tu peux donc retourner ta question initiale "pourquoi aurait il créé le sexe si c'est juste une occasion de péché ?" : il a créé toute chose pour nous donner l'occasion de faire le bien. Cette création est ambivalente, ou plutôt, notre regard sur elle : toute chose peut être employé pour faire le bien (pour croître, pour être davantage, pour s'élever) ou pour faire le mal (pour détruire, pour amoindrir, pour rabaisser). Je dirais donc que toute chose, bonne en soi, peut être détournée de son usage bienfaisant pour susciter du malheur, de la laideur, de la destruction. Mais dans un mouvement positif, et pour ne pas faire de la "morale chrétienne" une somme de renoncements et d'évitements, toute chose, bonne en soi, est à accueillir et à utiliser en vue de ce pour quoi elle a été créée: pour le bien et le bonheur.

J'en viens à ce que tu appelles "renoncement", "privation", "mortification". Je suis d'accord avec toi pour dire que l'ascèse ne saurait être une finalité en soi. Ce ne serait pas du sadisme, mais du masochisme. Mais certains mots de vocabulaire, par leur usure, et malgré leur exactitude, voilent la vérité plus qu'ils ne la dévoilent, à l'entendement de nombre de nos contemporains. Ainsi le terme de "mortification", ou l'expression "haine du monde", très en usage à une certaine période de notre histoire, qui offrent une image sinistre de notre religion. Je suis de ceux qui accueillent volontiers les tentatives de reformulation, si c'est pour faire entendre notre trésor philosophique, et si elles n'ont pas pour dessein d'annuler les anciennes expressions, et avec elle, l'exactitude de l'enseignement reçu*. Ainsi je parlerai d’égoïsme: le repli sur soi est une pente facile, pleine de choses séduisantes : s’en arracher est coûteux. Ce que nous appelons la morale n'est rien d'autre que l'effort fourni par l'être humain pour s'arracher à son égoïsme. Qui ne condamne l’égoïsme ? Mais qui fait réellement un effort pour le surmonter ?

Nous touchons ici à la radicalité du discours évangélique. Tout acte, toute parole, peuvent être orientés vers le bien, c'est-à-dire vers Dieu ; et s'ils ne le sont pas, c'est qu'ils sont orientés vers notre perte. Il n'y a pas de lieu d'où Dieu est absent. Il n'y a pas de zone neutre. Aucun de nos gestes du quotidien ne saurait être refusé à l' amour de Dieu. Même ramasser une épingle tombée par-terre.

Et ce n'est pas accablant, cela. Au contraire: c'est notre responsabilité, qui fait notre dignité; Dieu nous confie un corps, un esprit, des objets, des relations... mais tout cela nous est prêté, confié, à nous qui sommes, pour reprendre des expressions évangéliques, des serviteurs, des gestionnaires, des intendants de Dieu.

MAGISTER

Chen Hongshou, Paysage


* Il faudra revenir sur la question du vocabulaire. J'ai de tristes souvenirs, et ils doivent être les tiens également, de collègues - du temps où nous l'étions nous-mêmes - partisans de la censure des mots chrétiens, pour ne pas "faire peur" aux familles "non-chrétiennes" susceptibles d'inscrire leurs enfants  dans notre groupe scolaire. Cela touche à une problématique réelle, qui se décline en plusieurs aspects: 

- Les anciens mots correspondent à des réalités sociales et culturelles d'un autre temps, c'est vrai; et j'ai écrit dans le corps de cet article que j'étais favorable aux reformulations.

- Reformuler est une chose; mais vouloir censurer les anciens mots me semble inacceptable. Dans nos sociétés où tous reçoivent un bagage culturel important grâce au système scolaire, tous peuvent recevoir des explications, comprendre le langage des gens du passé. 

- Ainsi, expliquer, reformuler pour expliquer, est faire acte de pédagogie, mais non remplacer un mot par un autre. Donc: non, nous aurions tort de remplacer "charité" par "solidarité". Non, "humanitaire" ou "solidaire" ne sont pas des expressions qui remplacent "service du frère".

- Mais je comprends les collègues qui veulent opérer de tels changements: nous parlons entre chrétiens un jargon: nous nous comprenons entre nous, mais les gens à l'extérieur de notre club restent sur le seuil, hésitant à rentrer dans un endroit où est parlée une langue incompréhensible.

- en outre, les mots, comme je le disais plus haut, s'usent. Ainsi, "Charité", qui est l'autre nom de Dieu (Deus Caritas est), est devenu synonyme de solidarité, avec une nuance péjorative, une couleur bourgeoise. Alors on va opter pour "Amour", avec la majuscule qui indique que nous parlons de quelque chose de haut, et pas de la multitude des types d'amour que ce mot polysémique peut désigner.

- je reviendrai donc, bientôt, sur cette question des mots, pour tenter de rechercher des éléments de résolution à cette importante question.

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