"Baiserai-je ?" réflexion sur une réplique du Malade Imaginaire de Molière

Les élèves de première de France ont bien de la chance: une bonne part d'entre eux, grâce aux choix des concepteurs de programmes, étudient cette année le Malade Imaginaire de Molière.

Je voudrai parler d'une seule réplique, dont l'interprétation me semble sujette à caution. Il s'agit du fameux "baiserai-je", de Thomas Diafoirus.

Rappelons l'intrigue dans ses grandes lignes: comme dans Tartuffe, les Femmes savantes ou le Bourgeois gentilhomme, nous avons ici le tableau d'une famille qui va mal à cause de la manie de son chef. C'est à cause de son obsession pour les remèdes et de sa folie à se croire malade qu'Argan se donne une femme qui l'infantilise et le dupe, qu' il donne par conséquent une mauvaise belle-mère à sa fille, et qu'en outre il veut la donner, elle, pour femme à un médecin, qu'elle n'aime pas, et qui est grotesque.

Ce médecin ridicule, c'est le personnage de Thomas Diafoirus, personnage mécanique de farce, et la scène dans laquelle il apparaît (II, 5), est un sommet de bouffonnerie. 

Dans cette scène, donc, où, annoncé depuis un acte entier, il fait enfin son apparition, véritable monstre de de conformisme et de savoir figé, il est accompagné de son père, M. Diafoirus, vers lequel il se tourne à plusieurs reprises afin d'obtenir de lui autorisation et confirmation pour chacun de ses gestes et prises de parole. La rencontre des deux familles, la présentation du fiancé à la fiancée, commence par les conventionnels "compliments": au père, à la belle-mère, à la jeune fille.

M. Diafoirus - Allons, Thomas, avancez. Faites vos compliments.
Thomas Diafoirus, à monsieur Diafoirus. N’est-ce pas par le père qu’il convient de commencer ?

Suit le "compliment" au père, une parodie de rhétorique pompeuse. On se tourne alors vers la jeune fille, et avant de lui adresser comiquement le compliment destiné à la belle-mère, Thomas Diafoirus lance:

Thomas Diafoirus, à Monsieur Diafoirus. Cela a-t-il bien été, mon père ?
Monsieur Diafoirus. Optime.
Argan, à Angélique. Allons, saluez monsieur.
Thomas Diafoirus, à monsieur Diafoirus. Baiserai-je ?
Monsieur Diafoirus. Oui, oui.

La réplique "baiserai-je" est comique en ce que cette nouvelle demande adressée à son père annule toute spontanéité et toute sincérité chez celui qui est censé faire une déclaration. 

La réplique, en outre, "exploite" certainement "le double-sens du verbe", comme le précisent, par exemple, les professeurs ayant composé un petit dossier sur cette scène, que l'on peut trouver sur le site operation-moliere.net. Sur ce point, je crois que l'on peut être d'accord; un sens sexuel, par euphémisme, est attribué au verbe depuis au moins le XIIe siècle*.

Mais de quel "baiser" parle-t-on? Si de nombreux élèves ont entre leurs mains une édition comme "classicolycée" de Belin / Gallimard, dans lequel il peuvent lire la note "Thomas demande à son père s'il doit baiser la main d'Angélique", et si bon nombre de mises en scène adoptent cette même leçon, je souhaiterais néanmoins apporter ici une version toute différente.

On lit dans le Commentaire sur Corneille de Voltaire, à propos des nombreux baisers qui s'échangeaient sur scène dans le théâtre pré-classique:

" On demandait des baisers et on en donnait. Cette mauvaise coutume venait de l'usage où l'on avait été très longtemps en France de donner par respect un baiser aux dames sur la bouche quand on leur était présenté. Montaigne dit qu'il est triste pour une dame d'apprêter sa bouche pour le premier mal tourné qui viendra à elle avec trois laquais".

L'idée peut surprendre. Pourtant, qu'on se rappelle que le baiser sur les lèvres était une pratique courante ou ritualisée au Moyen-Âge**. Voltaire cite Montaigne: sa citation est exacte, et mérite même qu'on la lise dans un contexte plus large:

Voyez combien la forme des salutations, qui est particuliere à nostre nation, abastardit par sa facilité la grace des baisers, lesquels Socrates dit estre si puissans et dangereux à voler nos cueurs. C’est une desplaisante coustume, et injurieuse aux dames, d’avoir à prester leurs lévres à quiconque a trois valets à sa suitte, pour mal plaisant qu’il soit,

        Cujus livida naribus caninis
        Dependet glacies rigetque barba :
        Centum occurrere malo culilingis.

        [à tel qui a un nez de chien d'où pend un glaçon livide et dont la barbe est toute raide, j'aimerais mieux cent fois embrasser le derrière - Martial, VII, 95]

Et nous mesme n’y gaignons guere : car, comme le monde se voit party, pour trois belles il nous en faut baiser cinquante laides ; et à un estomac tendre, comme ceux sont de mon aage, un mauvais baiser en surpaie un bon. [= un mauvais baiser paie bien trop cher un bon]

(Montaigne, Essais, III, "sur des vers de Virgile") 

On trouve à la fois ici un témoignage qui confirme que cet usage était fort répandu, et les raisons pour lesquelles il allait se perdre! Outre que Montaigne, en trouvant cela dégoûtant, donne peut-être un point de vue que d'aucuns de ses contemporaines partageaient, on notera également la conscience qu'il a que multiplier ces baisers de courtoisie affaiblit la force - et le plaisir - de ce geste.

Une hypothèse plausible, donc, pour expliquer le "baiserai-je" de Thomas Diafoirus, est qu'il est ridicule parce qu'il souhaite appliquer cet usage disparu, ou en passe de l'être ; cela ne viendrait pas contredire le caractère passéiste des Diafoirus, et au contraire irait dans le même sens, ajouterait, en quelque sorte, une touche archaïque à la maladresse, cet archaïsme se trouvant par la suite ciblé à travers la satire du langage scolastique, dont on a déjà un exemple ci-dessus, à travers le optime du père au fils.

Mais en partageant avec mon lecteur cette trouvaille, que j'ai dénichée dans un vieux bouquin sur le théâtre classique*** (et non après des heures de recherche: signe que la chose est à peu près connue, ou devrait l'être), je ne peux m'empêcher d'être un peu triste en pensant à quel point la peinture que nous nous faisons des siècles passés est incomplète ou inexacte; pire: il semblerait préférable, ou plus pratique, ou moins fatigant de donner une image du XVIe, ou du XVIIe s. un peu fallacieuse sur les bords, que de faire l'effort de la précision. Ainsi, le baisemain de Thomas vient remplacer la tentative de baiser archaïque; finalement, la mission pédagogique est remplie : parler du baiser sur les lèvres comme geste de politesse serait faire de l'archéologie; en évoquant le baisemain, on touche notre cible, l'élève de première, pour qui le baisemain d'hier est le baiser sur les lèvres de politesse d'avant-hier. La clarté de nos commentaires en classe y gagne ce que l'exactitude y perd. Soit. Mais je ne peux qu'être inquiet de toutes ces petites retouches qui, s'additionnant, refont tout le tableau; nous composons un passé à notre goût; l'exotisme de l'ancienneté est apprivoisé, grimé pour nous satisfaire. C'est toute la question de l'Histoire: y cherchons-nous des mythes (le roman national? le roman républicain? le roman des droits? etc.) ou y cherchons-nous l'autre authentique, la différence nette, l'étrangeté et son mystère?

Magister

* cf. Mém. Ant. Normandie, 3es. VII, 527 : "Alques se torne à sa mesure O lie se coche, molt li plest Qu'il la conoisse et qu'il la best, Et si fait il, c'est veritez"

**  cf. Yannick Carré, Le baiser sur la bouche au Moyen Âge : rites, symboles, mentalités, à travers les textes et les images, XIe-XVe siècles, Le Léopard d'Or, 1992, page 357

*** Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France, Nizet, Paris.


Régis Bossu, photographie. (Léonid Brejnev et Erich Honecker, respectivement dirigeants de l'Union Soviétique et de la République Démocratique d'Allemagne) 1979, Sygma.


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