Gargantua de Rabelais au programme de première, et le risque de la lecture univoque
Le lecteur fidèle des Cahiers sait l'intérêt que nous portons au programme de français de première, non parce qu'il serait supérieur aux programmes des autres classes (il en est, au contraire, l'aboutissement), mais parce que, programme de la dernière année de français dans la scolarité secondaire, et au surplus, programme sur titres imposés, on y trouve les œuvres que les concepteurs de celui-ci estiment mériter d'être connues des jeunes personnes de notre nation, comme une étape essentielle de leur devenir français.
Le cours de Français, en outre, me semble s'inscrire dans le développement de ce qu'il est convenu d'appeler "l'esprit critique"; il faut entendre cette formule comme la capacité du sujet à identifier les intentions qui président à l'émission d'un message. Nous avions déjà parlé de cette bascule cruciale de la lecture au premier degré - légitime en soi - à la lecture au second degré, comme le passage de l'enfance à l'âge adulte du lecteur. En d'autres termes, passer d'une vision "à hauteur de personnage" à une vision "à hauteur de l'écrivain". Et sans résumer l'acte littéraire à la transmission d'un message, formule bien réductrice, on peut convenir tout de même que l'acte de parole, comme tentative de mettre en forme une pensée, est toujours double: fond et forme. Or, depuis la fable, souvent étudiée dans le petites classes, qui manifeste de manière explicite la répartition "oeuvre" et "message" grâce au système récit / morale, jusqu'à la poésie engagée, souvent étudiée en troisième, où l'acte pédagogique va consister à identifier "ce qui est dénoncé" et "par quels moyens (littéraires) cette dénonciation est faite", tout, dans l'enseignement du français dans le secondaire, semble mener vers ce distinguo. Une autre tendance serait, bien sûr, de ne considérer l'objet littéraire que dans sa pure forme, et l'acte qui consiste à "chercher le sens" est parfois déconsidéré, comme un geste naïf - autrement dit, faussement critique. Ce geste a cependant pour lui les siècles; et si l'on peut considérer aujourd'hui passés de mode les "sorts virgiliens" (on a considéré Virgile comme une oeuvre de si haut vol que l'on a cru, un temps, pouvoir obtenir des réponses, dans une sorte de mécanisme divinatoire, en ouvrant son oeuvre au hasard), ou la lecture dite des quattuor sensus (ou l'on pratique la lecture de la Bible selon un procédé systématique: lecture littérale, lecture morale, etc.), la permanence de cette démarche de décryptage me semble en dire le caractère profondément ancré dans la nature humaine. Force est de constater, en tout cas, que la lecture "techniciste", morose conséquence d'une vision très "art pour l'art" de la littérature, finit toujours par laisser la place à une lecture chercheuse du "sens caché", qui me semble très légitime à l'adolescence, âge où les personnes humaines cherchent à vérifier (prenez ce mot au sens étymologique) les paroles des adultes.
Comme un aboutissement de ce processus d'identification du sens, j'ai remarqué que les sujets de dissertation proposés au baccalauréat invitaient bien souvent à développer une lecture à deux niveaux. Prenez ce sujet: la comédie Le Malade imaginaire est-elle un spectacle de pure fantaisie?, et l'on est assez naturellement invité (gardez à l'esprit que nous sommes en première, et non à l'agrégation de Lettres) à bâtir un travail du type "certes / mais"; plus précisément: certes, le Malade imaginaire est une œuvre qui met en jeu beaucoup de variété, d'extravagances, d'invraisemblances même; mais on ne saurait la résumer à cela, tant la part satirique marche à plein, voire, par moments, accède à des résonances de gravité.
Comment ne pas évoquer, dans ces conditions, une œuvre, depuis plusieurs années au programme, qui est l’œuvre du fond et de la forme par excellence, à savoir Gargantua, de François Rabelais? Ainsi, les sujets de dissertations "tombés" vont tous dans le même sens:
Rabelais, dans le "Prologue" de Gargantua, évoque les Silènes, boîtes décorées "à plaisir pour exciter le monde à rire" mais contenant diverses "choses précieuses". En quoi cette image éclaire-t-elle votre lecture de Gargantua ? (Antilles / Guyane 2023)
Pensez-vous que le rire ne soit que de l'ordre de la farce ? (Polynésie 2022)
Votre lecture du roman de Rabelais confirme-t-elle que les "matières" dont il parle "ne sont pas si folâtres" ? (Polynésie 2022 - sujet de remplacement)
En lisant ces sujets, quelque chose me tracasse. J'ai peur que l'on résume l’œuvre de Rabelais à ce jeu sur le fond et forme, alors que c'est une œuvre qui, justement, ne saurait, plus que d'autres, se laisser résumer à un tel schéma.
Mais partons néanmoins, comme un bon lycéen s'apprêtant à bâtir sa dissertation, de l'évidence. On comprend qu'une telle lecture ait sa part de légitimité: l'objet Gargantua, comique, burlesque, parodique, contient des enseignements, un message, une dénonciation satirique des travers de l'homme du temps de Rabelais, et aussi une conception assez haute d'un idéal humain. Un écrivain comme Michel Butor va dans ce sens quand il écrit: "Le rire de Rabelais est en grande partie un superbe déguisement pour essayer de détourner les ennemis, brouiller les pistes, éviter les censures si terribles alors". Admettons: la critique directe serait trop périlleuse; il faudrait passer par le détour de la fiction, par le "déguisement", pour faire passer, en contrebande, son message. Le comique indiquerait "légèreté", quand le message réel dirait "gravité".
Or, il n'est pas jusqu'à Rabelais lui-même qui ne semble aller dans ce sens. Il faut lire attentivement le "Prologue" de Gargantua. La page est célèbre, mais on s'arrête trop souvent au début ; "l'auteur" y déploie plusieurs analogies:
- celle des "Silènes", sortes de boîtes ornées de toutes sortes de représentations fantaisistes ("Harpies, Satyres, oisons bridés, lièvres cornus, canes bâtées, boucs volants...") mais contenant de précieux remèdes;
- celle de Socrate ("le nez pointu, le regard d'un taureau, le visage d'un fol...") mais "contenant" lui aussi "une celeste et appréciable drogue": "entendement plus que humain", "vertu merveilleuse", "courage invincible..."
- celle des Sirènes, dont le chant mélodieux représente la forme séduisante, ou amusante, des œuvres de l'auteur; mais c'est la mort qui attend le lecteur malavisé de s'arrêter à cette forme, qui n'interprète pas "à plus haut sens".
- celle du chien rompant l'os pour sucer la "substantifique moelle".
Par cette multiplication d'images, renvoyant toutes à la même idée de recherche du sens caché derrière une forme "folâtre" et une "menterie joyeuse", Rabelais semble aller dans le même sens, et inviter son lecteur à réaliser ce travail interprétatif. On pourrait s'arrêter là et même faire du prologue de Gargantua le symbole de toute la démarche interprétative, nécessaire au fameux "esprit critique", que les professeurs de français, année après année, tentent inlassablement de faire pratiquer à leurs élèves.
Je suis cependant gêné, en ayant une œuvre telle que Gargantua entre les mains, de devoir m'arrêter à cette interprétation-là, comme au chant des Sirènes, finalement; cela me semble un peu trop facile, voire un peu décevant.
D'ailleurs, arrivés à ce stade du "Prologue", continue-t-on à le lire? et si oui, que fait-on de la suite?
Croyez-vous en votre foi qu'oncques Homere, écrivant l'Iliade & Odyssée, pensât es allegories, lesquelles de lui ont beluté Plutarche, Heraclides, Ponticq, Eustatie & Phornute, & que d'iceux Politian a dérobé?
Si le croyez: vous n'approchez ne de pieds ny de mains à mon opinion (...)
Si ne le croyez, quelle cause est, pourquoi autant n'en ferez de ces joyeuses et nouvelles chroniques?
D'un paragraphe à l'autre, Rabelais engage à la lecture à double sens, puis la disqualifie, déconsidère l'idée selon laquelle une lecture allégorique de ses œuvres - c'est-à-dire chercheuse de l'idée invisible représentée par une élaboration imaginaire - serait légitime. Hé bien, lisant Gargantua, je pense effectivement difficile de déceler un message stable et univoque. Je choisirai, à l'appui de cette affirmation, quelques exemples tirés de l'ouvrage, où le sens me semble "en crise".
Les professeurs choisissent souvent le chapitre XXI, celui de la "mauvaise éducation" (quand Gargantua est sous la coupe de ses professeurs "sophistes", en réalité "sorbonagres" dans la première édition) ou le chap. XXIII, qui serait celui de la bonne éducation (l'éducation de Ponocratès, humaniste, c'est-à-dire respectueuse de l'esprit et du corps, promouvant une culture universelle, etc.) L'affaire semble entendue: le XXIII s’oppose au XXI, et si ce dernier prend pour cible la mauvaise éducation, le XXIII semble désigner la bonne. Une lecture attentive nous détourne quelque peu d'une lecture aussi stable : en effet, je dirais plutôt que le XXI est le chapitre de la fainéantise, du laisser-aller total, quand le XXIII est celui du surmenage: pas une seule minute n'est laissée libre de l'acte d'apprendre. L'excès & la démesure confèrent alors un aspect problématique au message. De plus, certains passages semblent faits pour déconcerter : par exemple, le fait qu’on lui lise et explique la "sainte écriture" alors qu’il est aux « lieux secrets » pour « excréter le produit des digestions naturelles ».
Autre exemple significatif. On parle volontiers du message humaniste, très érasmien, de Gargantua; le père de Gargantua, Grandgousier, semble être le modèle du bon roi chrétien, et pacifiste, par opposition à un Picrochole tyrannique, victime de l'hubris de la conquête. L'affaire semble entendue: une fois de plus une opposition, manichéenne, qui aurait pour elle l'avantage de la clarté et facile à exposer à une classe. Mais si le Grandgousier pacifique est valorisé, pourquoi le Frère Jean massacreur l'est aussi, en particulier dans ses déchaînements de violence ("alors d'un coup lui trancha la tête, lui coupant le crâne sur les os pétreux en enlevant les deux os pariétaux et la commissure sagittale..."), où il se montre sans pitié à l'égard d'un archer lui demandant grâce ("je me rends à vous! - Et je te rends, dit le moine, à tous les diables")? Pire: comment expliquer le fait que Grandgousier traite avec la plus grande humanité le prisonnier de guerre Toucquedillon, lui fait des cadeaux, etc., se trouvant alors auréolé de l'image du bon et sage roi, quand cette même attitude rendra Toucquedillon suspect à l’égard de Picrochole et causera sa mort? Faut-il considérer Grandgousier comme un roi juste et bon ou un roi machiavélique et manipulateur? La vertu peut-elle être tortueuse?
Multiplier les exemples n'est pas l'objet de cet article, et pourrait fort bien être l'objet d'une étude de longue haleine. Que mes lecteurs acceptent de me croire quand je leur affirme que l’œuvre rabelaisienne est saturée de ces équivoques, de ces interprétations problématiques, de cette crise du sens; si bien qu'un plan de disseration du type "1° Garganuta une oeuvre comique 2° qui recèle un message satirique" me semble pour le moins insuffisant.
Ma conclusion serait donc que Rabelais nous invite à ne pas conclure, et que ce qu'il y a de sûr, dans cette œuvre, est qu'il n'y a rien de sûr. Si son œuvre recèle une intention, ce serait celle d'avoir eu la volonté d'inviter à des interprétations multiples; paradoxalement, Rabelais semble composer ce que nous appellerions un "roman à thèse", dont la thèse serait justement d'éviter de s'arrêter à un sens unique; voilà une gageure! et naturellement, pourrait-on dire, il doit illustrer cette ambition par la forme même de son œuvre; dérouter le lecteur devient une nécessité, de même que l'engager à une lecture "à sens agile", selon l'expression tirée de l'inscription que l'on lit sur la porte de l'abbaye de Thélème (LIV). Le rire de Rabelais, en définitive, c'est le mouvement; il s'oppose à la mort du savoir figé et du sens qu'on assène. Il est là, le véritable esprit critique, le "message humaniste": non seulement être capable de déceler les intentions, mais aussi, et surtout, être capable d'agilité, c'est-à-dire d'être en permanence en mouvement, signe de vie.
magister
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Ilia Iefimovitch Répine ( Илья́ Ефи́мович Ре́пин) - la réponse des cosaques zaporogues au Sultan ottoman (1891) - Musée Russe, Saint-Petersbourg |
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