De l'irrationnel en politique

Je propose aux professeurs d'histoire ces mots d'un conservateur révolutionnaire, Ernst Krieck, rallié au national-socialisme en 1932, car je pense utile ce genre de document émanant de sphères intellectuelles pour étudier sérieusement, dans les classes, le phénomène nazi. Nous nous risquerons à livrer aux lecteur quelques éléments de commentaire en fin de passage.

Plus le national-socialisme devient un large mouvement de masses, plus il englobe d'éléments, plus nombreuses sont les revendications auxquelles il doit donner satisfaction, plus il devient le siège de tensions internes; il est alors menacé de décomposition (...). Pour éviter ce danger, le national-socialisme oppose un principe nouveau, fondamentalement différent des autres partis, celui de la  Gefolgschaft, de la fidélité au Führer, du commandement et du modelage autoritaires; ce principe domine les tensions internes et les fond en un modèle unificateur. (...)

Il est logique qu'il rejette cette raison virtuose et vide qui a régné dans la presse, dans l'art libéral de la discussion (élément de la démocratie libérale et de son parlementarisme), que les Juifs maîtrisaient particulièrement bien, mais qui s'est révélée complètement stérile, dépourvue de forces créatrices, en bref qui est une force négative et dissolvante.

A l'inverse, le mouvement national révolutionnaire doit faire appel aux Ténèbres, même si des bourgeois libéraux comme Thomas Mann sont offusqués, même si les maîtres de la plume qui en sont proches, même si la "culture" moribonde discréditent cette démarche en la présentant comme le Mal.

Les Ténèbres morales ne sont pas plus pernicieuses que les Ténèbres cosmiques. Elles enfantent des forces créatrices, toutes les puissances encore informes mais porteuses d'une forme à venir, tous les mouvements prédestinés dispensateurs de vie et de mort. (...)

C'est là que surgissent toutes les forces révolutionnaires, que l'histoire trouve sa fontaine de jouvence, aussi longtemps que les peuples portent cette source de renouveau souterrain. L'agitation national-socialiste part d'un instinct révolutionnaire, non d'arguments et de preuves intellectuels; elle se fonde sur la force primitive du rythme, à la frontière du rationnel et de l'irrationnel. (...)

Tout l'art de la domination, manipulation, conduite des masses repose sur le même principe. Aussi, le national-socialisme préfère-t-il travailler sur des symboles dont l'impact est émouvant, plutôt que sur des concepts; la croix gammée, le salut, l'expression "troisième Reich" ont une force symbolique incommunicable, liée aux forces souterraines. On peut qualifier cela d'irrationnel, primitif, chaotique; on a raison, mais on ne prouve ni ne réfute. Ainsi se manifestent l'irrationnel, l'élémentaire, le mouvement, bases de la force de notre mouvement historique et prédestiné. Sans cette force, un peuple meurt, l'histoire s'arrête; grâce à elle, un peuple s'affirme, l'histoire resurgit; ce processus s'appelle révolution.

Ces origines irrationnelles font du national-socialisme un mouvement élémentaire qui cherche un chemin vers une vérité nouvelle par la renaissance de la race. La race n'est pas une conception intellectuelle comme le libéralisme ou le marxisme. Aussi le national-socialisme n'est ni un parti ni un programme. Ce mouvement sera achevé et prendra fin avec la nouvelle forme du Peuple, aujourd'hui en devenir. 

Ernst Krieck, National-politische Erziehung, Leipzig, 1934, pp. 36-38 - trad. A.-M. Sohn - cité par A.-M. Sohn, 1900-1939, Bordas, Paris, 1982.

 

Commentaire

Je ne me livrerai pas à un commentaire historique: je laisse cela aux historiens et à mes collègues professeurs d'histoire. Je me contenterai de noter que, dès le début de l'exercice du pouvoir par les Nazis (le texte est publié en 1934, soit un an après la prise de pouvoir), des penseurs de ce mouvement avaient déjà "théorisé" son caractère irrationnel. Autant l'on peut considérer que le partisan du communisme ait pu être imbu d'une idéologie, certes fallacieuse, mais du moins très intellectuellement armée au moyen d'un discours structuré, appuyé sur des théories historiques, économiques, politiques et que ce partisan se soit trompé, qu'il ait été trompé intellectuellement; autant le Nazi, du militant de base, aux théoriciens, fait le choix de la déraison, ou, comme le dit l'auteur ici cité, des "Ténèbres", de "l'instinct", des "forces souterraines", du "primitif", de "l'élémentaire", du "chaotique". Il serait donc imprécis de dire que les Nazis "se sont trompés", puisqu'il s'est agi de renoncer, volontairement et consciemment, à l'exercice de la Raison.

Il est donc possible de choisir le mal pour le mal, comme l'illustrait saint Augustin. Le mal gratuit. C'est en cela que la séquence nazie peut effectivement être lue comme l'expression du mal ; non pour les massacres (on trouverait la même chose : déportations, massacres de masse, dans la Guerre des Gaules de César), non plus pour le caractère industriel du carnage, souvent invoqué pour identifier l'exception nazie en regard des autres massacres de masse ou des autres génocides, mais pour le choix délibéré, libre, volontaire et conscient, de fonder son action contre ce que l'on sait juste et vrai. En théologie morale on appelle cela le péché mortel.

Ce texte peut nous aider à comprendre les mutations contemporaines; loin de moi l'idée de dire que l'époque est un recommencement des années 30: la plupart des données ont changé; dire que l'histoire se répète, c'est s'interdire de voir les nouvelles données de l'aujourd'hui. Mais il me semble important de noter que, même si cela semble contre-intuitif ou heurte le bon sens, même si l'on pense que le choix politique est toujours mû, au mieux, par le souci du bien commun et au pire, par l'intérêt égoïste, il est toujours envisageable, en politique, de faire le choix résolu et conscient du déraisonnable: un choix qui ne serait guidé ni par un noble idéal ni par un intérêt égoïste, mais orienté à la fois contre les autres et contre soi-même. Ce qui peut expliquer que l'on a assisté, et que l'on va continuer d'assister, à des élans collectifs et individuels contraires à la raison ou à l'intérêt, manifestations d'un désir profond d'inégalité et de servitude.


Transi de Guillaume Lefranchois (XVe s.), musée des beaux-arts d'Arras


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