Ne point se venger, c'est s'enchaîner à l'idée de pardon
Lisons quelques lignes belles et violentes:
"Nous employons le plus clair de nos veilles à dépecer en pensée nos ennemis, à leur arracher les yeux et les entrailles, à presser et vider leurs veines, à piétiner et broyer chacun de leurs organes, tout en leur laissant par charité la jouissance de leur squelette. Cette concession faite, nous nous calmons et, recrus de fatigue, glissons dans le sommeil. Repos bien gagné après tant d'acharnement et de minutie. Nous devons du reste récupérer des forces pour pouvoir la nuit suivante recommencer l'opération, nous remettre à une besogne qui découragerait un Hercule boucher. Décidément, avoir des ennemis n'est pas une sinécure.
"Le programme de nos nuits serait moins chargé si, de jour, il nous était loisible de donner libre carrière à nos mauvais penchants. Pour atteindre non pas tant au bonheur qu'à l'équilibre, il nous faudrait liquider un bon nombre de nos semblables, pratiquer quotidiennement le massacre, à l'exemple de nos très chanceux et très lointains ancêtres. Pas si chanceux, objectera-t-on, la faible densité démographique à l'époque des cavernes ne leur permettant guère de s'entr'égorger tout le temps. Soit! Mais ils avaient des compensations, ils étaient mieux lotis que nous en allant chasser à n'importe quelle heure de la journée, en se ruant sur les bêtes sauvages, c'était encore des congénères qu'ils abattaient. Familiers du sang, ils pouvaient sans peine apaiser leur frénésie nul besoin pour eux de dissimuler et de différer leurs desseins meurtriers, au rebours de nous autres, condamnés à surveiller et refréner notre férocité, à la laisser souffrir et gémir en nous, acculés que nous sommes à la temporisation, à la nécessité de retarder nos vengeances ou d'y renoncer.
"Ne point se venger, c'est s'enchaîner à l'idée de pardon, c'est s'y enfoncer, s'y enliser, c'est se rendre impur par la haine qu'on étouffe en soi. L'ennemi épargné nous obsède et nous trouble, singulièrement quand nous avons résolu de ne plus l'exécrer. Aussi bien ne lui pardonnons-nous tout de bon que si nous avons contribué ou assisté à sa chute, s'il nous offre le spectacle d'une fin ignominieuse ou, réconciliation suprême, si nous contemplons son cadavre. Bonheur rare, à la vérité mieux vaut n'y pas compter. Car l'ennemi n'est jamais à terre toujours debout et triomphant, c'est sa qualité première de se dresser en face de nous et d'opposer à nos ricanements timides son sarcasme épanoui. (...)"
21 Alors Pierre s’approcha de Jésus pour lui demander : « Seigneur, lorsque mon frère commettra des fautes contre moi, combien de fois dois-je lui pardonner ? Jusqu’à sept fois ? »
22 Jésus lui répondit : « Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois (Mt 18, 22).
et suit la parabole du débiteur insolvable. Ou encore:
43 Vous avez appris qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi.
44 Eh bien ! moi, je vous dis : Aimez vos ennemis, et priez pour ceux qui vous persécutent,
45 afin d’être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux ; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, il fait tomber la pluie sur les justes et sur les injustes.
46 En effet, si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous ? Les publicains eux-mêmes n’en font-ils pas autant ?
47 Et si vous ne saluez que vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? Les païens eux-mêmes n’en font-ils pas autant ?
48 Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait (Mt, 5, 43-48).
Ces paroles ne contredisent pas les propos de Cioran. Au contraire. Un chrétien devrait prendre au sérieux le portrait que celui-ci fait de l'humain ; le pardon est un acte absolument insupportable et irréalisable, sans le secours de ce que l'on appelle, en théologie, la grâce. Toutes les fois où nous croyons avoir pardonné, nous nous mentons à nous-mêmes. Le chrétien véritable est celui qui vit de la vie de la grâce, c'est-à-dire qui attend tout du Seigneur, seul Sauveur. En d'autres termes: nous pouvons espérer pardonner, mais en gardant à l'esprit que ce n'est pas nous qui pardonnons, c'est l'Esprit qui pardonne à travers nous. Le Christ, par cette formule étrange et saisissante nous en informe: "vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait". Pourrions-nous nous égaler à Dieu par nos propres moyens? Certes non. La participation à la vie divine n'est possible que si Dieu nous l'offre. Que faire, alors? Prier, et dans le silence de la prière, dans la présence de Dieu, non pas dire: "aidez-moi à lui pardonner", mais : "pardonne-lui, en moi".
Comprenons bien l'utilité de telles lectures. L’Église est malheureusement pleine de gens qui croient pardonner, qui se le racontent à eux-mêmes ou le racontent aux autres, et, étouffant leurs rancœurs et leurs haines en croyant les avoir fait taire, les laissent vivre enfouies, croître secrètement, et ne peuvent ensuite empêcher le jaillissement d'eux-mêmes, de façon incontrôlée, de paroles aigres ou venimeuses, d'hypocrisies ou de lâchetés; les gens de cette espèce empoisonnent depuis toujours l'atmosphère de l’Église et font fuir. L'autre manière, qui s'est bien répandue dans l'ambiance post-conciliaire, est celle de ceux qui, pris par l'activisme, consolident leur mensonge à eux-mêmes dans l'autosatisfaction solidaire, l'autoglorification humanitaire, en somme dans les quelques autres moyens à disposition d'affirmer sa domination.
On n'a pas fait un pas dans la voie de la sainteté si l'on ne reconnaît pas notre extrême misère, et si l'on ose accomplir le moindre bienfait en croyant être autorisés à nous en prévaloir. Il ne faudrait lever le petit doigt que dans le secret absolu, et après avoir longuement prié, c'est-à-dire s'être laissé patiemment modeler entre les mains de Dieu, pour que nous puissions espérer que notre action demeure intacte de toute contamination de notre volonté corrompue. Je dis bien espérer, car nous ne devrions jamais être parfaitement assurés d'avoir commis un acte pur, un acte de Charité, un acte entièrement guidé par l'Esprit, sous peine de chuter, à nouveau.
MAGISTER
P.S. : on pourrait me reprocher de faire dire aux auteurs ce qu'ils ne disent pas. Je ne fais pas dire à Cioran ce qu'il ne dit pas: à partir de ce qu'il propose, j'emprunte une voie chrétienne, même si cela n'était pas dans son intention. Telle est la liberté du lecteur. Ici, nous lisons et à partir de ce que nous inspirent les lectures, nous livrons une réflexion libre. Il ne s'agit pas de commentaires de texte.
Cela dit, nous décelons dans ce texte les moments où certaines intentions se trahissent à travers des es expressions telles que "mauvais penchants", "se rendre impur"... l'auteur ici souhaite insister sur la modalité violente de la relation des êtres humains entre eux, mais ne reste pas impassible: il a recours à des expressions morales. Or, insister sur le mal implique tout logiquement la possibilité du bien. Cela a été la ligne de défense de Baudelaire, quand on a attaqué les Fleurs du Mal pour immoralité. C'est ce que dit explicitement Barbey d'Aurevilly dans sa préface aux Diaboliques: si un écrivain peut faire le portrait de "diaboliques", c'est qu'il pourra aussi faire celui des Célestes. Facilité? Ironie? Peut-être! Il n'en reste pas moins que celui qui peint le vice peint toujours, en creux, le bien.
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Frontispice des Maximes de La Rochefoucauld (1665) |
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