torture d'être chrétien
S'ensevelir dans l'oraison, comme dans une tombe. L'action m'inquiète, me poursuit: mon action fait-elle la volonté de Dieu?... quand je tente d'agir, le péril de l'autosatisfaction, de l'autocélébration... et ce cauchemar, qu'est le contact des autres: partout la sottise, le mensonge, la blessure... dans ces conditions comment agir?
L'inconvénient de l'action est qu'elle donne l'illusion de la puissance. Il faudrait agir sans agir, sans avoir l'impression d'agir; tourner la vertu en habitude, en geste réflexe aussi naturel que la respiration... n'agir que par ordre, par obéissance à un ordre venu d'en-haut (cf. S. Weil)
Pris entre la préférence pour l'inaction, par crainte d'être dupe, par réticence à faire le mal sans le vouloir, ou pressé par les événements; parce que l'erreur est partout, et en moi. Parce que les regrets me persécutent, et la honte -- et l'épouvante d'être maudit pour cette même inaction, ce manque de courage, en définitive, ce manque d'amour: torture d'être chrétien.
Si quelqu'un se dit chrétien et n'est pas soumis à la torture, c'est qu'il se raconte des histoires.
... car l'Evangile ne peut que nous soumettre à l'inconfort, l'instabilité, l'inquiétude.
Tout plaisir est suspect d'égoïsme.
Toute bonne action également.
Toute pensée est rendue amère par le risque d'erreur.
Le repos est interdit. On n'aime jamais assez. Notre dette n'est jamais remboursée.
Agir, c'est prendre le risque de causer le mal; ne pas agir est interdit. Tel est le dilemme.
Nécessité d'assombrir tout plaisir, tout état de satisfaction: nous volons notre bonheur. Tout optimisme est un mensonge, une violence faite à ceux qui souffrent. En effet, comment peut-on se réjouir quand un seul humain souffre? Toutes nos joies sont des égoïsmes; tous ces instants de détente, d'amusement, de divertissement, sont des supercheries, qu'on s'inflige à soi-même et aux autres. En somme, il n'y a de plaisir que coupable, puisqu'on jouit aux dépends d'autrui, immanquablement.
A moins de trouver naturel de festoyer pendant qu'ailleurs on est torturé? que l'on danse sur le dos d'esclaves? tel est l'ordre humain: une petite portion jouit, une grande sue, pleure ou saigne.
Oh! souiller de culpabilité toute ambition de jouissance! Telle est la philosophie, tel est le christianisme. Ça, les Juifs et Socrate, les faiseurs de la "morale du ressentiment", selon Nietzsche. En effet! Il avait bien raison. Et les conséquences concrètes du nietzschéisme continuent de nous donner raison, et de lui donner tort.
Fais-je du christianisme une religion sans joie, austère, dure?
Je ne crois pourtant pas trahir le message évangélique. Il y a une austérité en Jésus, une gravité; sa douceur n'est jamais mollesse.
Il y a bien une joie dans le christianisme; la douce présence de Dieu nous dilate... mais cette joie n'est pas exempte de douleurs... ce n'est pas du masochisme, cela, ce n'est pas non plus, certainement pas! de "l'épanouissement", ni du "bien-être", ni une foi thérapeutique. Étrange joie du chrétien, qui se mêle à la souffrance... confiance en Lui, malgré nos tortures... Christ, il fallait que vous souffriez; vous venez dans nos douleurs. C'est le Salut, cela...
Cette course au bonheur, la thérapie, le développement personnel, les sagesses, soeurs de de la course effrénée au confort matériel, aux plaisirs et à l'acquisition: l'être humain est devenu particulièrement insupportable (cela soit dit sans nostalgie, car il l'a été de tous temps): il s'agit pour lui de jouir au maximum de la petite parcelle d'espace, de matière et de temps qui est imparti à chacun, de l'exploiter, la sucer, jusqu'à épuisement; et face à ce besoin de jouir, autrui est soit un obstacle, à écarter, soit un moyen, à exploiter.
Le jouisseur alors méprise le malheureux, le malheureux hait le jouisseur.
L'âme chrétienne ne peut être que torturée par un tel état des choses: le frère boit le sang du frère, l'humain profane l'humain, se profanant lui-même, défaisant diaboliquement une création sainte.
Alors comment vivre? Car il n'est pas supportable d'avoir tous les jours, en permanence, sous les yeux, le mal. Faut-il se forcer à s'en détourner, par le moyen du divertissement, en mettant sous ses yeux des images?
Non; mais si l'on ne veut pas avoir à vivre avec un soi insupportable, il faudra bien renoncer à beaucoup de choses - apprendre le renoncement, et n'orienter chacune de ses actions que vers ce qui est bon, je veux dire, Dieu. Chaque acte, chaque pensée, chaque mouvement de respiration, est soit un petit pas vers le Ciel, un meilleure conformation à Dieu, un acte qui résonne dans l'Eternel lumineux; soit un petit éloignement, une plus grande distinction de Dieu, un acte qui résonne dans l'éternité ténébreuse. Il n'y a pas d'entre-deux.
Magister
Alessandro Magnasco (1667+1749), L'Arrivée et l'Interrogatoire des galériens dans la prison de Gênes - Musée des Beaux-Arts de Bordeaux |
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