Sentir et écrire en fasciste
Un événement: "l'exode" de 1940, fuite massive de populations civiles devant l'avancée allemande. Un témoin: Lucien Rebatet, écrivain, journaliste, marqué par l'option fasciste et antisémite. La vision littéraire de l'exode que nous soumettons ici aux lecteurs nous permettra de mieux envisager comment est configurée la tournure d'esprit de l'homme totalitaire.
"Nous roulions en direction de Montlhéry. Quelques kilomètres après Versailles, un embouteillage inouï nous arrêta tout à coup. Nous n’étions plus en retraite, mais au milieu d’une débâcle sans précédent. Le flux des fuyards vomi de Paris par cinq ou six portes était venu se confondre inextricablement à ce carrefour. Tous les aspects de la plus infâme panique se révélaient dans ces voitures, remplies jusqu’à rompre les essieux des chargements les plus hétéroclites, femelles hurlantes aux tignasses jaunes échevelées se collant dans les trainées de fard fondu et de poussière, mâles en bras de chemises, en nage, exorbités, les nuques violettes, retombé en une heure à l’état de la brute néolithique, pucelles dépoitraillées à plein seins, belles-mères à demi-mortes d’épouvante et de fatigue, répandues parmi les chienchiens, les empilements de fourrures, d’édredons, de coffrets à bijoux, de cages à oiseaux, de boîtes de camemberts, de poupées-fétiches, exhibant comme des bêtes devant la foule leurs jambons écartés et le fond de leurs culottes. Des bicyclettes étaient fichées entre les garde-boues. Des enfants de douze ans étaient partis agrippés aux portières de petites neuf chevaux au fond desquelles s’emmêlaient dix paires de jambes et de bras. Certains avaient arrimé des lits-cages à leur malle-arrière. Des voitures de deux cent mille francs portaient sur leurs toits, enveloppés dans des draps sales, deux ou trois célèbres matelas de juin Quarante, disparaissaient sous des paquets d’on ne savait quoi ficelés dans des journaux et de vieilles serviettes éponges, pendant le long des garde-boues. Des ouvrières s’étaient mises en route à pied, nu-tête, en chaussons ou en talons Louis XV, poussant deux marmots devant elles dans une voiture de nourrice, un troisième pendu à leur jupes. Des cyclistes étaient parvenus jusque là on ne savait comment, traînant sur leurs vélos leurs échines la charge d’un chameau de caravane. Des gens avaient emportés un peignoir de bain, un aspirateur, un pot de géranium, des pincettes, un baromètre, un porte-parapluie, dans l’affolement d’un réveil de cauchemar, une empilade éperdue, le pillage forcené d’un logis par ses propres habitants.
Cette cohue était enchevêtrée roue à roue, trente voitures de front pressées sur la chaussée, débordant sur les trottoirs, d’autres convois venait de droite et de gauche s’emboutir stupidement les uns dans les autres, stoppés à perte de vue dans un grouillement de visages hagards, de poings brandis, d’uniformes débraillés, de têtes platinées, de blouses multicolores, dans un vacarme de vociférations, de trompes, de moteur vrombissants, un nuage d'huile chaude, d'essence et de poussière. Il y avait pour tout service d'ordre trois ou quatre gendarmes épouvantés, battant des bras au milieu du flot d’injures que vomissaient sous leur quatre et cinq galons d’innombrables officiers émergeant jusqu’au ceinturon des portières. Au beau milieu de cette folie, un char de combat, serré de toutes parts, toupillait sous ses chenilles, un lieutenant jailli de la tourelle gesticulait comme un sémaphore, jurant qu’il allait charger et tout défoncer.
Quelqu’un cria : « Des avions ! ». Les écailles de tôle du monstrueux serpent s’entrechoquèrent dans un fracas accru : « Mais avancez, avancez, sacré nom de Dieu ! On va être mitraillé sur place ». Chacun était prêt dans l’instant à écraser les femmes, à réduire les enfants en bouillie, à déchiqueter sa propre mère pour s’échapper. L’orgueilleux Paris, tordu d’immonde coliques, fuyait au hasard en se conchiant."
Lucien REBATET, Les décombres, chap. XXII, "Sérénade sans espoir"
Ce passage des Décombres est saisissant. L'écrivain fonde son acte d'écrivain sur la figure de l'accumulation. Son tableau fourmille de détails et de traits, il y a un vrai pittoresque, et une vraie verve de satirique, dans la tradition de l'écriture de l'abondance (Rabelais, Balzac, Hugo, Bloy...) L'abondance de détail, la variété paratactique, cherche par le style à mimer la scène vue ; le cumul hyperbolique des éléments du quotidien qui, dans leur addition et leur juxtaposition, prennent un aspect presque surréaliste, crée un effet de saturation, de boursouflure. Tout y est grotesque; l'ordre est déconstruit, c'est un chaos, un tohu-bohu. La création est mue en décréation, comme dans certains passages de Lautréamont, autre exemple d'écriture du trop (1).
Ce tableau n’est pas simplement celui de la défaite (militaire et sociale), mais aussi celui d'un monde où l'ordre bourgeois — l'hygiène, la propreté, l’esthétique — se trouve éclaté, défiguré, déconstruit dans le chaos et la souffrance. Ce passage illustre parfaitement une vision du monde marquée par deux tendances contradictoires et coexistantes : l'amour de l'ordre, le mépris radical pour le chaos social se mêlent à une attraction pour la brutalité, la défiguration et l'avilissement. Rebatet décrit, avec une précision parodiquement clinique, d'inspiration rabelaisienne, la dégradation de l'ordre social dans un contexte de panique collective, et la délectation sombre de l'écrivain, qui use de toutes les ressources de sa verve pour rendre l'horreur du spectacle un ricanement aux lèvres, y est sensible.
La mentalité de l'homme d'extrême-droite est perceptible ici. C'est une mentalité d'esthète, d'amoureux de l'ordre et de l'harmonie, profondément marquée par la tension entre la quête d’ordre, de contrôle, et la fascination, voire l'admiration, pour la souffrance et la violence, qui se résorbe dans l'ironie noire: l'idéal de la beauté de l’ordre et du sacrifice se mêle à un mépris profond pour le peuple, vu comme faible, indiscipliné et indigne, méritant son sort, méritant le coup de trique, l'autorité verticale et oppressive censé le redresser, en réalité voué à l'écraser, l'humilier autant que possible. Ce regard à la fois dégoûté et fasciné par la souffrance humaine est typiquement celui de l’amateur d’ordre totalitaire, pour qui l'ordre doit se faire à tout prix, quitte à sacrifier la dignité et la vie des individus.
Le mal est là, bien présent en nous. Et - je frémis en écrivant cela - face à la souffrance du faible, face à la victime, la tentation d'un grand éclat de rire existe bel et bien. Osons sonder cette part ténébreuse de chacun d'entre nous; résistons à cette tentation et gardons nous de la cultiver. D'aucuns pourraient m'opposer le droit de l'exprimer, ce rire, par l'écriture, comme un défouloir. Certes. Mais dans le cas qui nous occupe, ces morceaux de bravoure d'écrivain se sont doublées de choix politiques nets.
Magister
(1) je pense par exemple au passage commençant par "je suis sale. Les poux me rongent. Les pourceaux, quand ils me voient, vomissent...", qui peut être lu comme une parodie de Genèse I - le geste divin, qui ordonne en séparant, s'y trouve inversé, dans une hybridation répugnante homme-animal, animal-végétal, vivant-mort, jusqu'aux excès bouffonesques qui caractérisent l'oeuvre d'Isidore Ducasse. Car ce genre d'écriture révoltée finit toujours en farce.
Umberto Boccioni, Etats d'âme III - Ceux qui restent (1943) |
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