Existe-t-il une loi naturelle?

Un défi pédagogique

C'est un mur que nous opposent régulièrement nos élèves, quand on leur parle du Bien ou de la Vérité. Il n'y a pas, selon certains d'entre eux, un Bien, chacun fait sa propre morale. Il n'y a, en fait, pas de Vérité sur laquelle une Morale pourrait s'enraciner: il existe plusieurs vérités.

Pour répondre, prenons l'exemple, que nous avons déjà lu chez Augustin, du vol. L'interdit du vol est-il fabriqué par les sociétés? Est-il le fruit d'une éducation? Non : c'est une loi inscrite au cœur des hommes. C'est un interdit social, certes! Mais l'homme, nous l'avons vu dernièrement, est social par nature. La société des hommes est naturelle, et la vertu, indispensable car c'est d'elle qu'elle tire son ciment, l'est aussi. 

L'interdit du vol n'est pas inventée, c'est une loi naturelle. Une société où, contre cette loi naturelle, il serait admis de voler, se dissoudrait instantanément. Mais c'est une vue de l'esprit: le vol fera toujours figure d'exception, et ne sera jamais un principe, car, comme le dit lui-même Augustin, le voleur lui-même n'admet pas d'être volé. On peut expérimenter des phases de violence intense dues à une perte trop avancée du sens de la loi morale naturelle, mais elles ne sont que transitoires, et malgré leur caractère destructeur plus ou moins étendu dans le temps, elles précèdent toujours un retour à la concorde.

Ce combat pour faire entendre qu'une vérité existe, et que de cette vérité naît, de façon naturelle, une loi morale, vaut la peine d'être mené. Le réflexe relativiste de nos élèves (d'où le tirent-ils, si ce n'est de l'esprit du monde?) est bien commode. En relativisant ce qui est absolu, on peut, en cas de besoin, s'affranchir sans trop de scrupules de ce qui est règle stricte, de ce qui est l'ordre des choses, en fait. C'est la double vie en permanence. "Pas vu pas pris" ; tant que mon comportement n'est pas décelé, il n'y a pas de mal: c'est ainsi qu'on raisonne. C'est que la loi, on ne l'a pas fait sienne: elle est extérieure à la personne ; on parvient à la rendre extérieure, alors qu'elle est inscrite dans le cœur: tel est la prouesse que nous parvenons à réaliser ; et si l'on veut tenter de l'expliquer, difficile de se priver de la cause du péché originel.

humanisme et loi naturelle.

Que les hommes soient frères, il faut, au risque de décevoir certains chrétiens, admettre que cette idée vient de la loi naturelle - inscrite au cœur des hommes - et non de la loi révélée - donnée par Dieu car ne pouvant être trouvée par les seules forces humaines. L'homme n'a pas besoin de Dieu, et de Dieu qui vient à nous en Christ, pour pratiquer la Justice, l’Équité, la Générosité, la Bonté, la Solidarité humaines. Avant le Christ, la philosophie purement humaine était déjà parvenue à certaines conclusions.

Quant à ceux qui soutiennent qu'il faut tenir compte de ses concitoyens, mais non des étrangers, ils désunissent la société commune du genre humain (genus humanum) dont la suppression entraîne la disparition complète de la bienfaisance, de la générosité, de la bonté et de la justice. (Cicéron, De Officiis [Les Devoirs], III, VI, 28)

Nous sommes loin ici des idées reçues sur l'Antiquité, où le Gréco-Romain se séparerait du Barbare dans une sorte de quasi-racisme ; la fraternité humaine n'a pas attendu, en fait, la Charité chrétienne ; cette dernière s'est insérée dans un mouvement déjà existant. Et d'ailleurs désigne autre chose que la seule pratique des vertus humaines... 

Ainsi, je n'ai pas besoin d'être chrétien pour réclamer plus de justice sociale, ou que l'étranger soit accueilli avec hospitalité, ou que le pauvre soit secouru. Ainsi, je n'ai pas besoin d'être chrétien pour m'indigner contre les réformes "sociétales" qui sont venues enlaidir nos sociétés ces dernières décennies, ou l'ultime loi scélérate sur la bioéthique. La loi naturelle - inscrite au cœur des hommes - me suffit. 

Mais si ces combats politiques semblent devenus des combats de chrétiens, c'est que la religion catholique est, aussi, un conservatoire de la loi naturelle. Dieu l'a certainement voulu ainsi, lui qui, avec les Dix Commandements, n'a fait que rappeler aux hommes ce qu'ils savaient déjà, comme si c'était le propre de l'homme de renier ce qui est naturellement gravé en lui de façon indélébile. 

Le chrétien et la loi naturelle 

Ainsi, être chrétien ne saurait se résumer à suivre la loi naturelle ; cependant, nombreux sont ceux qui, parmi les disciples, auraient tendance à résumer leur christianisme à cela. A droite: mon christianisme s'incarne dans une morale conservatrice. A gauche : mon christianisme s'incarne dans le combat pour la justice sociale ou l'antiracisme. C'est la fascination de l'action, avec le risque afférent de pélagianisme. Or le christianisme n'est pas une politique, ni une morale, ni une association, ni un syndicat, ni une O.N.G.

Sans vouloir répondre de manière définitive, ni complète, à cette importante question, je dirais que le christianisme est d'abord une Foi: au Christ mort et ressuscité, sacrifié pour ôter les péchés du monde ; que le christianisme est la Messe: l'actualisation de ce sacrifice rédempteur, et la communion à son Corps, parce qu'Il l'a dit. Ces paroles, si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme, et si vous ne buvez pas son sang, vous n’aurez pas la vie en vous. Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, sont infiniment au-delà de toute action politique ou de toute morale, et sont le cœur du christianisme. S'en détourner c'est séculariser le christianisme.

Le Christ n'est cependant pas venu pour changer la loi naturelle: il n'y change pas un " ι ". Mieux, il nous invite à l'observer. Le jeune homme riche observe la loi depuis toujours: le Christ le regarde et l'aime.

"Bon maître, que dois-je faire pour avoir en héritage la vie éternelle?" Jésus lui dit: Pourquoi m'appelles-tu bon? Nul n'est bon que Dieu seul. Tu connais les commandements: "Ne tue pas, ne commets pas d'adultère, ne vole pas, ne porte pas de faux témoignage, ne fais pas de tort, honore ton père et ta mère". - "Maître, lui dit-il, tout cela, je l'ai observé dès ma jeunesse." Alors Jésus fixa sur lui son regard et l'aima"

La Loi naturelle, ce n'est pas ce que Jésus est venu apporter ; mais la respecter suffit néanmoins pour qu'il porte un regard d'amour sur nous. Lisons la suite:

Et il lui dit: "Une seule chose te manque : va, ce que tu as, vends-le et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel; puis viens, suis-moi" (Marc, 10, 16)

Mise en route, dépouillement, suite du Christ:  on a là quelques éléments qui donnent une idée de ce qu'est vraiment le christianisme. On l'associera aux préceptes des Béatitudes:

Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume des Cieux est à eux.
Heureux les affligés, car ils seront consolés.
Heureux les doux, car ils posséderont la terre.
Heureux les affamés et assoiffés de la justice, car ils seront rassasiés.
Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde.
Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu.
Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu.
Heureux les persécutés pour la justice, car le Royaume des Cieux est à eux.
Heureux êtes-vous quand on vous insultera, qu'on vous persécutera, et qu'on dira faussement contre vous toute sorte d'infamie à cause de moi.
Soyez dans la joie et l'allégresse, car votre récompense sera grande dans les cieux

(Matthieu, 5, 3-12)

Les Béatitudes sont comme un autoportrait du Christ lui-même, pauvre, doux, pur, artisan de paix et aussi insulté, calomnié,  torturé. Si être chrétien, c'est suivre le Christ, il faut entendre : l'imiter. Et il y a dans cette imitation de Jésus-Christ un silence, une résignation, un dépouillement, une renonciation, une acceptation de la douleur, une humilité, une dépossession de soi-même, un abandon total. On est loin d'une doctrine politique ou d'un code moral.

Hans Holbein, Allégorie de l'Ancien et du Nouveau Testament

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