La possession de soi-même (2)

Henri de Montherlant, La Possession de soi-même, 1935. Seconde partie.

(voir la première partie)

Le moyen le plus puissant et le plus répandu qu'ait de nos jours le monde des choses inférieures pour menacer l'homme de la rue dans sa possession de soi-même, la presse, le fait donc vivre dans un univers de fictions. Plus encore qu'au cours des siècles passés, l'imposture est son élément. Qu'on ne juge pas que j'ai donné ici une part trop grande à la presse. N'importe qu'elle insanité sociale, entre autres la guerre, la faire accepter est l'affaire d'une campagne de presse de six semaines. Notre condition, notre vie, les vies de ceux qui nous sont chers, sont à la merci des directeurs de journaux, et des journalistes.

L'actualité entre en nous d'une autre manière, par l'information orale.

Je demandais un jour à M. Doumergue: "Combien y a-t-il d'hommes, dans toute la France, qui connaissent la réalité de la situation? Deux mille?" Il me répondit: "Même pas."

Supposons néanmoins que notre information nous vienne par un de ces "moins de deux mille". L'informateur voit la réalité ou plutôt ne voit que son apparence: première perte de réalité, par rapport à nous. Il a sur elle une opinion, qui après tout n'est qu'une opinion: seconde perte de réalité. Nous prenons cette opinion, que nous arrangeons à notre manière, et qui au surplus, en cet état, n'est encore qu'une opinion: troisième et quatrième pertes de réalité. Si l'on veut bien admettre que la plupart des informations que nous recueillons dans le monde ne nous viennent pas de première, mais de seconde ou de troisième main, et qu'en cours de route elles se sont vidées à chaque relais d'un peu de vérité, on appréciera ce qu'il reste de la précieuse substance dans l'opinion qu'au bout du compte nous faisons nôtre. Encore ai-je négligé l'hypothèse où l'homme informé nous aurait fait quelque conte par discrétion. Sans parler de l'hypothèse où l'homme "informé" ne le serait pas.

Reconnaissons-le : nous vivons parmi les fantômes. Nous parlons, nous agissons, nous nous échauffons à propos de choses dont nous ne savons rien. Nous recevons sur nous et nous mêlons à nous remuements les ombres portées par des objets qui nous sont invisibles, dont nous n'avons aucune idée. Pareils à cet avion sans pilote, qui devait être dirigé à distance au moyen d'ondes, si nous entrons dans la vie de la cité, nous sommes menés par des forces que nous ne soupçonnons pas; et c'est faire le jeu de l'adversaire qu'il nous arrive - combien de fois! - d'user notre énergie, quand ce n'est pas notre substance. On plaisante le café du Commerce, les parlotes et les passions des hommes qui ne savent pas. Mais le café du Commerce est à tous les échelons. Nos "congrès", nos "conseils", nos "mouvements", nos "Etats généraux", c'est le café du Commerce, avec des lunettes d'écaille en plus, je veux dire prétention et jargon. Relisez un journal vieux de six mois seulement, et cherchez, parmi les actes des hommes dont le compte rendu est là, ceux qui ont servi vraiment à quelque chose. Vous verrez que des trois quarts de tout cela il reste ce qui reste d'une danse de mouches dans un rayon de soleil. Vous faites la moue: "Cela n'est pas neuf." Oui, mais le sait-on?

A SUIVRE

 

Michelangelo Buanarotti (1475+1564), David (1504) - Galleria dell'Accademia, Firenze (Florence)

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