Fêter la mort, fêter les morts

En conseil de direction d’un établissement dans le diocèse de Saint-Denis (Réunion), le directeur du collège prend la parole et commence : « alors pour Halloween, cette année, on a prévu… ». Le directeur de l’ensemble scolaire l’interrompt en lui disant que le collège n’organisera rien pour cette fête. La surprise semble de taille, alors que quelques jours après, la pastorale du lycée sort un petit tract : « Halloween, mi conné pa, je fête tous les saints !* ». Des réflexions remontent aux oreilles du directeur de l’ensemble, qui finit par expliquer qu’il est préférable de présenter simplement et avec conviction la Toussaint, sans « attaquer » l’autre fête. 

Le plus surprenant dans cette petite anecdote, c’est que cette fête d’Halloween soit devenue aussi systématique, et que sa « célébration » ne puisse plus tellement être remise en question, même dans un établissement confessionnel. Car les origines de cette fête se perdent un peu dans le temps, et plusieurs théories s’affrontent. La plus défendue est que c’est un reliquat d’une cérémonie païenne celte visant à honorer les morts pour se protéger de maléfices d’âmes de défunts. Processus observé dans bien des cultes païens, il s’agit d’apaiser la colère des morts avec des offrandes. Le christianisme, arrivant dans ces régions, l’a transformé en la célébration chrétienne de la Toussaint. Le mot d’Halloween,  d’ailleurs, serait la déformation de « all – hallows – eve »** (litt. : la Toussaint…). Ce qui se produit à l’heure actuelle, c’est une dissociation et un retour à la célébration païenne de cette fête des morts. 

Je propose deux observations, d’un point vu plutôt anthropologique, et pas tellement d’histoire des religions. Je ne vais pas développer le processus de retour à des cultes païens. 

La première observation est même plutôt sociologique. Cette fête appartient à une culture bien précise, la culture anglo-saxonne***. Malgré la proximité géographique et l’histoire commune européenne que nous avons avec ces peuples d’outre-Manche, nous n’en avons pas moins développé une culture distincte. Aucune animosité gratuite contre nos cousins anglais et leurs descendants du Nouveau Monde (même si ça ne fait jamais de mal...), mais nous n’avons pas bâti notre nation selon les mêmes fondements, et nos rassemblements et fêtes ne sont pas les mêmes. L’arrivée d’Halloween dans nos vitrines et nos établissements est bel et bien le fait d’une culture de masse qui se répand en écrasant nos héritages. La chose se vérifie dans tous les domaines sans aller chercher très loin (musique, gastronomie, littérature, ...). Nous ne connaissons plus les contes de nos grands-parents, mais nous sommes capables de chanter par cœur la Reine des Neiges…Fêtons les morts, puisque nous avons déjà enterré nos anciens, et que ce qu’ils ont à nous transmettre nous fascine beaucoup moins que les histoires de campus américains.

La deuxième observation est à la fois anthropologique et théologique. Cette fête consiste en bonne part à se déguiser en sorcière, et autres morts-vivants. La faucheuse est de mise, plus c’est noir, sanguinolent et délabré, plus le thème est respecté. Autrement dit, c’est une fête durant laquelle la mort elle-même est représentée, et même invitée à se joindre à la célébration. Dans notre société post-moderne, la mort est un tabou, on se refuse à vieillir, et on évacue cette réalité. Même à la Réunion, où la pratique était très massive, on observe un déclin de la « veillée mortuaire ». Et pourtant, on voit ressurgir la mort déguisée, mimée, caricaturée, comme si elle était devenue un jeu. Est-ce un réflexe anthropologique, un exutoire, une catharsis morbide qui cherche à dompter un ennemi antique ? Une sorte de danse du Dragon chinois ? Cette fête d’ailleurs ne fait pas référence à « nos » morts, comprenez aux défunts de « sa » famille. Elle se contente d’évoquer « les » morts, comme des êtres sans personnalité. La seule qui se trouve personnifiée en fin de compte, c’est « la » mort elle-même, qui n’est pas exaltée, ni attendue, comme un passage, elle est bien plutôt convoquée comme une protagoniste de la fête, comme une fin en soi, que l’on défie. Car faire se déguiser des enfants ou des jeunes pleins de vie en cadavres délabrés, c’est bien jeter à la figure de la faucheuse son antithèse. « Ce ne sont que des jeux d’enfants », certes, et l’imagination n’est pas le terreau de l’intelligence ? Ne pousse dans son jardin que ce que l’on y a planté…

Cette progression fulgurante de cette fête est évidement un stimulus extraordinaire, non seulement pour se réapproprier notre culture (et même très locale), et en même temps une belle occasion d’apprendre aux plus jeunes à adopter cette idée angoissante de notre condition mortelle. « Philosopher, c’est apprendre à mourir », disait Platon, notre vie n’est qu’un apprentissage de la mort. Mort qui se mêle à la vie comme le chante la séquence de Pâques (mors et vita duello). Peut-être qu’Halloween nous est aussi une occasion pour nous remettre face à un crâne et lui dire : « je le sais que je viens de la poussière et y retournerai. » 


Fr. Etienne o.p.


* mi conné pas: « Je ne sais pas ce que c’est » (en créole réunionnais).

** Hollow: de l’anglais archaïque : « to hollow » : sanctifier, que l’ont retrouve par exemple dans la prière du Notre Père « Our Father who art in Heaven, hallowed be Thy name ».

*** Nous remarquons d’ailleurs que cette célébration anglo-saxone laisse peu à peu la place à sa version plus exotique et colorée du « Dia de Muertos » mexicains avec ses têtes de morts fleuries. Le tout même repris par les studios nord-américain dans un Disney : Coco qui retrace le voyage d’un jeune mexicain au pays des morts. 

Paul Klee, Marionnettes démoniaques, 1929


Commentaires