La tentation de la miséricorde

Dans le prolongement de ce que nous écrivions la semaine dernière sur la "modernité", il m'est venu l'envie de rapprocher ce qu'écrivait Thomas More dans Utopia au XVIe siècle, d'une parole du pape Jean XXIII, prononcée lors de l'ouverture solennelle du deuxième concile du Vatican. Il sera question ici de liberté religieuse et du comportement à adopter face aux erreurs.

"Utopus au début de son règne apprit qu'avant son arrivée, les habitants avaient d'âpres discussions au sujet de leurs croyances. (...) Il décida que chacun professerait librement la religion de son choix, mais ne pourrait pratiquer le prosélytisme qu'en exposant, avec calme et modération, ses raisons de croire, sans attaquer acrimonieusement celles des autres et (...) sans recourir à la force et aux insultes. (...).

"Utopus prit cette décision parce qu'il voyait la paix détruite par des luttes continuelles et des haines irréconciliables, et aussi parce qu'il jugeait la liberté avantageuse à la religion elle-même. Jamais il n'osa rien définir à la légère en matière de foi, se demandant si Dieu n'inspire pas lui-même aux hommes des croyances diverses, la variété et la multiplicité des cultes étant conformes à son désir. Il ne voyait en tout cas qu'un abus et une folie à vouloir obliger les autres hommes, par menaces et violence, à admettre ce qui vous paraît tel. Si vraiment une religion est vraie et les autres fausses, pourvu qu'on agît avec raison et modération, la force de la vérité, pensait-il, finirait bien un jour par prévaloir d'elle-même". T. More, Utopia, liber II (trad. M. Delcourt).

Deux constats: 1. More est bien de son siècle, ce siècle dont je disais la semaine dernière qu'il est celui de la "Réforme", c'est-à-dire de la grande division, des guerres fratricides, et cette porte de sortie trouvée dans la tolérance (qui aboutira, on l'a vu, dans la dégradation du dogme en opinion), on la voit déjà en place dans cet ouvrage fictionnel. 2. le raisonnement a une apparence logique: il y a la vérité et l'erreur; l'homme est doué de raison, et si nous installons les conditions nécessaires à l'épanouissement de celle-ci, par amour de la vérité il se tournera tout naturellement vers elle. La vérité s'imposera d'elle-même, en somme. C'est faire peu de cas de la nature humaine: c'est ce que nous allons voir dans la suite de ces réflexions.

Ce passage de L'Utopie me rappelle un passage du discours d'ouverture du concile Vatican II, par Jean XXIII.

"Au moment où s’ouvre ce IIe Concile œcuménique du Vatican, il n’a jamais été aussi manifeste que la vérité du Seigneur demeure éternellement. En effet, dans la succession des temps, nous voyons les opinions incertaines des hommes s’exclure les unes le autres, et bien souvent à peine les erreurs sont-elles nées qu’elles s’évanouissent comme brume au soleil.

L’Eglise n’a jamais cessé de s’opposer à ces erreurs. Elle les a même souvent condamnées, et très sévèrement. Mais aujourd’hui, l’Epouse du Christ préfère recourir au remède de la miséricorde, plutôt que de brandir les armes de la sévérité. Elle estime que, plutôt que de condamner, elle répond mieux aux besoins de notre époque en mettant davantage en valeur les richesses de sa doctrine. Certes, il ne manque pas de doctrines et d’opinions fausses, de dangers dont il faut se mettre en garde et que l’on doit écarter ; mais tout cela est si manifestement opposé aux principes d’honnêteté et porte des fruits si amers, qu’aujourd’hui les hommes semblent commencer à les condamner d’eux-mêmes." (texte original)

"Mettre en valeur les richesses de [la] doctrine" suffit-il à attirer les hommes vers la vérité et à les éloigner de l'erreur? Faut-il croire à cette force d'attraction, invincible, de la vérité? J'avoue être particulièrement touché dans mon amour de l'humanité par ces paroles, qui témoignent de la confiance que nous pouvons accorder à la raison et à la vertu, et d'un optimisme non dépourvu de noblesse. Mais si cet enthousiasme est communicatif, l'amour de la vérité ne doit-il pas nous amener à considérer avec perplexité une parole telle que "bien souvent à peine les erreurs sont-elles nées qu'elles s'évanouissent comme brume au soleil"? Des erreurs sont nées il y a des siècles et continuent de se propager, sous des formes identiques ou renouvelées.

C'est à croire que l'on oublie que nous nageons dans le péché, que notre nature est blessée, et que notre raison a beau être spontanément amoureuse de la vérité, notre sensualité, notre orgueil, notre paresse, nous rendent aveugles ou réticents à l'embrasser. 

Mais accueillons les propos du pape Jean avec un esprit de disponibilité : ne brandissons plus les armes de la sévérité et de la condamnation; mais au moins, que l'on dise ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas. Tout le problème est là: c'est qu'il faudrait que dans l'Eglise on osât, simplement, dire la vérité, même si elle devait causer du déplaisir à autrui, au non-croyant par exemple. La miséricorde ne peut se passer de la vérité. Elle la suppose, d'ailleurs : est-il miséricordieux de laisser autrui dans l'ignorance ou dans l'erreur? Dans l'esprit de nombreux chrétiens, la mise en valeur de "la richesse de la doctrine" passe par une parole irénique, c'est-à-dire préférant taire les éléments de discorde, et ne parler que des points de concordance, de ce qui est susceptible de nous rapprocher de l'autre. Au prix de devoir taire des parties considérables de la doctrine; et de taire à oublier, de taire à nier, le pas est le plus souvent franchi.

Platon faisait dire ces propos à Socrate dans le Gorgias

"Je serai jugé comme le serait un médecin traduit devant un tribunal d’enfants par un cuisinier. Vois un peu ce que pourrait répondre un pareil accusé devant un pareil tribunal, quand l’accusateur viendrait dire : « Enfants, cet homme que voici vous a fait maintes fois du mal à tous ; il déforme même les plus jeunes d’entre vous en leur appliquant le fer et le feu, il les fait maigrir, les étouffe, les torture ! il leur donne des breuvages amers, les force à souffrir la faim et la soif ; il n’est pas comme moi, qui ne cesse de vous offrir les mets les plus agréables et les plus variés. » Que pourrait dire le médecin victime d’une si fâcheuse aventure ? S’il répond, ce qui est vrai : « C’est pour le bien de votre santé, enfants, que j’ai fait tout cela », quelle clameur va pousser le tribunal ! Ne crois-tu pas qu’elle sera plutôt vigoureuse ?"

Celui qui dit la vérité (comme le médecin donne un remède amer), sort forcément perdant face à celui qui tient un discours agréable et mensonger (comme le cuisinier qui transforme les aliments pour qu'ils fassent plaisir). 


Magister

Georgia O'Keeffe (1887+1986), A Street of New York II, (1926)



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