Exégèse d'un lieu commun: "La morale chrétienne"

Existe-t-il une morale chrétienne? Certains se réclament d'une prétendue morale spécifiquement chrétienne, et quand on leur demande de la définir, l'on s'aperçoit que leur agir n'est mû que par la morale universelle. Certains ennemis de l’Église, dans leur critique de la morale que ses adeptes défendent, la qualifient de "chrétienne" quand celle-ci ne correspond en définitive qu'à la loi naturelle - cette même morale universelle que j'évoque. Est-ce la mission de l’Église de se porter garant de la loi naturelle? Certainement. Les mœurs que l’Église - le peuple de Dieu - s'impose à elle-même ne sont pas contradictoires avec la loi naturelle, cette loi inscrite au cœur des hommes: elles l'englobent. 

La confusion entre morale universelle et message évangélique s'installe à mesure que le "monde", disons la mentalité d'aujourd'hui, multiplie les entorses et les exceptions à la première. L’Église semble devenue le conservatoire de la loi naturelle, et une synonymie s'est établie entre elles deux. Or le message évangélique est quelque chose de plus, qu'il s'agit de ne pas perdre de vue. Essayons de clarifier.

D'abord, qu'est-ce que la "morale", sinon l'effort que l'homme réalise pour s'arracher à son égoïsme? Or, l'actuelle extension, infinie, des "droits", cause et conséquence de l'individualisme généralisé, et le relativisme moral inhérent à cette dynamique, entraînent un repli sur soi peu compatible avec les exigences de la droiture morale, expression passée de mode, et qui pourtant touche à ce qu'il y a de plus beau en l'être humain: un certain renoncement, la sortie de soi, le don de sa personne. Ainsi, le chrétien d'aujourd'hui a l'impression d'avoir suffisamment fait quand il n'a fait que ce que la loi naturelle demande à tout homme, parce que de moins en moins d'hommes répondent à cette demande. Ce qui était évident ne l'est plus; or c'est un risque pour le chrétien. Sa mission, en effet, est double, à présent: rappeler la loi naturelle à la conscience d'une humanité qui veut l'oublier, pour une part; et pour l'autre, continuer à proposer l' exigence chrétienne.

Un bon moyen de discerner ce qui est de l'ordre de la morale naturelle et ce qui de l'ordre de l'exigence évangélique, est de se poser la question que Jésus pose lui-même dans le sermon sur la Montagne, chez Matthieu (Mt. 5 - 47): "Les païens eux-mêmes n’en font-ils pas autant ?". Mépriser les richesses, vivre la sobriété: les sages païens ne l'ont-ils pas fait? Être loyal, fidèle à ses amis: cela figure déjà dans le corpus philosophique pré-chrétien, et dans celui de  toutes les civilisations, hier et aujourd'hui. Fuir le mensonge, l'adultère ou le meurtre: idem. Se maîtriser, être tempérant, ne pas céder aux passions: les platoniciens, les épicuriens ou les stoïciens disent à peu près la même chose, de même, les sages bouddhistes, musulmans, confucéens...

Tout cela est bel et bon ; le chrétien est néanmoins invité à s'élever au-dessus.

Second critère: avoir devant les yeux cette autre parole du Maître: "Malheureux êtes-vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous ressemblez à des sépulcres blanchis à la chaux : à l’extérieur ils ont une belle apparence, mais l’intérieur est rempli d’ossements et de toutes sortes de choses" impures." Le chrétien est invité à dépasser la gestuelle. Ce que Jésus accuse ici, c'est l'acte de vertu purement extérieur; ainsi le pharisien de la parabole (Lc 18 - 11-12): “Mon Dieu, je te rends grâce parce que je ne suis pas comme les autres hommes – ils sont voleurs, injustes, adultères –, ou encore comme ce publicain. Je jeûne deux fois par semaine et je verse le dixième de tout ce que je gagne.” C'est l'acte de vertu extérieur et finalement artificiel, dont La Rochefoucauld se souvient et qu'il formule de façon acérée dans ses Maximes. Ainsi la première d'entre elles : "Ce que nous prenons pour des vertus n’est souvent qu’un assemblage de diverses actions et de divers intérêts que la fortune ou notre industrie savent arranger, et ce n’est pas toujours par valeur et par chasteté que les hommes sont vaillants et que les femmes sont chastes." La sévérité janséniste - qui a influencé La Rochefoucauld - a cela de bon qu'elle nous prive, sans pitié, des faux-semblants avec lesquels nous nous rassurons confortablement. Sans faire œuvre explicitement chrétienne, le moraliste entre dans une démarche évangélique, en ce qu'il se montre sans concession avec notre pharisaïsme naturel. L'acte de vertu devient suspect: et c'est tant mieux, car nous savons, en bonne philosophie, qu'un même acte bon peut être mû par diverses intentions, parfois opposées: Jésus a bien insisté sur l'importance de l'intention, c'est-à-dire de ce qui se passe dans le coeur.

Solution: que ce soit pour l'acte de vertu ou pour l'acte de prière, Jésus s'est montré très clair: ces actes d'amour doivent se faire dans le secret absolu, seul remède fiable contre notre penchant à vouloir parader. Ainsi, Mt 6.3: "Mais toi, quand tu fais l’aumône, que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite, afin que ton aumône reste dans le secret ; ton Père qui voit dans le secret te le rendra", et au même endroit, verset 6: "Mais toi, quand tu pries, retire-toi dans ta pièce la plus retirée, ferme la porte, et prie ton Père qui est présent dans le secret ; ton Père qui voit dans le secret te le rendra." Et pourtant! même quand ces actes sont accomplis dans le secret, si l'amour-propre - thème cher au moraliste cité plus haut - nous satisfait, nous avons déjà obtenu notre récompense, une récompense qui vient de nous-mêmes. Le chrétien n'a d'autre alternative que de considérer, par conséquent, qu'aucun acte juste ne vient de lui-même. Croire que l'on fait le bien par nous-mêmes, c'est nier que Dieu est la source de tout bien; que Dieu opère le bien en nous. " En ne reconnaissant pas la justice qui vient de Dieu, et en cherchant à instaurer leur propre justice, ils ne se sont pas soumis à la justice de Dieu." C'est du saint Paul (Rm. 10-3).

Troisième élément de discernement. "je n’ai pas encore atteint la perfection, mais je poursuis ma course pour tâcher de saisir, puisque j’ai moi-même été saisi par le Christ Jésus... Je ne pense pas avoir déjà saisi cela. Une seule chose compte : oubliant ce qui est en arrière, et lancé vers l’avant, je cours vers le but", dit saint Paul aux Philippiens (Ph 3, 12-13).  Quand le chrétien accomplit un acte de vertu, il doit croire n'avoir rien accompli. Le chrétien satisfait de lui-même s'arrête. Or, la voie du chrétien est une avancée: celui qui s'arrête, tombe. "Voilà le vrai chrétien, le vrai juste: il croit n'avoir rien fait, car s'il croit être suffisamment juste, il ne l'est point du tout" (Bossuet, Méditations sur l’Évangile). Poser un acte de vertu et croire n'avoir rien fait. Le perfectionnement chrétien est une marche sans arrêt possible; plus on fait effort pour s'arracher à son égoïsme, plus on considère n'avoir pas fait suffisamment. Celui qui est saisi par l'appel du Christ n'a plus de tranquillité. Celui qui s'engage dans la voie de la perfection s'aperçoit que le chemin s'allonge à mesure qu'il progresse, comme si chaque pas franchi en direction de la ligne d'arrivée éloignait celle-ci un peu plus... Plus nous devenons saints, plus nous mesurons l'éloignement de Dieu, plus nous prenons conscience que notre misère est immense face à la sainteté de Dieu. Saint, Saint, Saint (sanctus, ...): c'est qadosh, le Séparé: le Tout-Autre. Or, Jésus nous donne lui-même cet ordre: "soyez parfaits comme votre Père est parfait": un ordre impossible à réaliser et pourtant un ordre qui nous oblige.

Ordre paradoxal, déconcertant, et qui serait bien décourageant si Jésus n'avait pas rappelé: "Ne vous inquiétez pas du lendemain... à chaque jour suffit sa peine" et "Quiconque met la main à la charrue puis regarde en arrière, n'est pas fait pour le Royaume de Dieu". Ce chemin de perfectionnement est dans le présent de Dieu, sans regret du passé ni crainte de l'avenir. C'est, véritablement, notre pain quotidien.

Pour rester au XVIIe siècle, après Bossuet et La Rochefoucauld, lisons François de Sales qui synthétise cette question ainsi: "la purification de notre âme ne s'achèvera qu'avec notre vie. Par conséquent, ne nous inquiétons pas de nos imperfections; car notre perfectionnement consiste précisément à les combattre." (Introduction à la vie dévote). En somme, humilité et détachement: le chrétien ne claironne pas, ne se pavane pas; comment le pourrait-il, ayant toujours devant les yeux sa misère? car il sait que Jésus est venu, justement, habiter cette misère. Le chrétien ne se morfond pas non plus, il ne se décourage pas, il ne se complaît pas dans l'énumération sans fin de ses imperfections: conscient et fin connaisseur de celles-ci, il sait qu'Il les lui pardonnera s'il a l'humilité de le Lui demander; il ne s'attache à connaître ses manquements que dans la perspective de son perfectionnement continuel. La vie morale est un arrachement constant à l'égoïsme ; mais sans volontarisme, en recevant tout de Dieu et en donnant tout à Dieu : c'est une vie de douleur et de joie.

Magister

Bibliographie:

François de La Rochefoucauld, Maximes et Réflexions diverses

Jacques-Bénigne Bossuet, Méditations sur l'Evangile, "le sermon sur la montagne".

Saint François de Sales, Introduction à la vie dévote (mise en français contemporain, Cerf, 2011)

Les Evangiles, AELF

 

Caspar Friedrich, Le Chasseur dans la forêt

 

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