l'Amour-Passion et son Interdit

L'idée de la souveraineté absolue de l'amour, c'est-à-dire le droit pour l'individu de s'opposer au nom de sa passion, aux conventions, aux convenances, au mariage, à la société, à la famille, à Dieu: présente dans Tristan, dans certains poèmes de la lyrique occitane (les troubadours), dans certains romans de Chrétien de Troyes, on la retrouve ensuite chez l'abbé Prévost, dans la Julie de Rousseau surtout, roman de forte influence (cf. Sand, etc.), ou encore dans le livre II des Contemplations - entre une multitude d'autres exemples littéraires, bien entendu: le lecteur me pardonnera de n'être pas exhaustif, je ne fais que suivre mon goût et ce que m'invitent à étudier les programmes de Première.

Cette omniprésence de l'amour-passion dans les productions de l'esprit a de quoi laisser songeur; et il est mis en scène comme empêché, et destiné à être ou bien libéré, ou bien tragiquement condamné. 

Cette publication se proposant de lire la culture à la lumière de la Foi, je propose donc cette question: faut-il accuser l’Église d'être obsédée par la question? On voit bien que l'obsession est hors de l’Église: elle envahit toute la culture profane. L'on peut à la rigueur considérer cet argument: c'est justement à cause de l'interdit, promulgué par les convenances, la morale ou l’Église, que l'obsession s'est cristallisée: l'interdit est l'origine de la frustration. Et d'ailleurs, la passion, sorte de force entravée, voulant s'émanciper, c'est justement cette même contrainte qui, en cherchant à l'étouffer, fait éclater l'énergie créatrice, à l'origine des œuvres. Considérons ce que vaut cet argument.

Le langage de la prohibition morale est, bien sûr, devenu aujourd'hui inaudible. C'est là le malentendu : il faudrait comprendre ce langage non pas comme une tentative d'exercer une domination sur les esprits et sur les corps, mais au contraire comme signe de commisération à l'endroit de la faiblesse humaine. Par amour pour les pauvres êtres humains, dont l’Église affirme l'universelle dignité. Nul esclave, nulle vie méritant moins que les autres d'être vécue. 

Or la licence universelle, la prétendue émancipation de la passion, l'amour censément libre, s'accompagnent de régression morale - sur tous les sujets. Il n'y a qu'à constater. L'homme enfin "délivré" devient-il meilleur? Le fait est que, bien au contraire, il devient plus égoïste, prompt à utiliser autrui pour sa jouissance personnelle. La morale est un effort de la volonté pour s'arracher à son égoïsme: c'est le contraire même de la domination; c'est, au contraire, la licence morale qui est le déchaînement (au sens littéral) des pulsions, génératrices de violence, d'accaparement, de domination de l'être sur l'être. 

Faire tomber le masque gris et dur de la vertu austère. La vie chrétienne est en effet une vie de joie: c'est ce que fait oublier le ton qui condamne. La joie est personnelle et naît d'un renoncement; comme un esclave qui brise ses chaînes, le chrétien se libère de la prison du vice, des entraves pesantes qui alourdissent et ralentissent ses mouvements. Le masque gris et dur, c'est celui du stoïcisme, de la discipline surhumaine. 

C'est celui du chien de jardinier: il ne mange pas les salades, et empêche les autres de les manger. Dans sa pièce du Perro del hortelano, Lope de Vega met en scène Diana, comtesse de Belflor, incapable d'avouer son amour à Teodoro, mais incapable aussi de lui permettre d'aimer ailleurs... N'est-ce pas là une image trop commune du chrétien? Qu'il veuille renoncer à jouir, si tel est son choix! mais pourquoi veut-il empêcher les autres? C'est en effet qu'il oublie bien trop souvent, comme le fait Des Grieux, qu'à la vertu chrétienne s'ajoute l'abandon, la joie, et par-dessus tout le Christ, celui que l'on aime, celui à qui l'on parle, quotidiennement.

Est-ce donc l'interdit qui crée l'obsession, et le dérèglement? Ne nions pas que l'étouffoir rend fou. Mais reconnaissons que la régulation a cela de légitime qu'elle s'oppose aux injustices, aux crimes, à l'avilissement, à tous les attentats contre la dignité humaine. L'objet central de l'amour-passion est-il la sexualité? Est-ce que le péché de chair est le péché-roi? Il faut savoir reconnaître que le péché de l'esprit est le plus fort, le plus difficile à déraciner; le péché de mœurs, la volonté peut à elle seule nous en tirer. Au début du XXe siècle, le monde catholique est tombé sur Gide, mais a laissé Valéry à peu près tranquille... qui était le plus luciférien des deux, pourtant?

Ainsi donc, pourquoi cette insistance sur la chose sexuelle? C'est que la pulsion est puissante; que l'on touche ici à l'acte procréateur; que l'on touche donc à la famille; que l'image, en outre, fascine l'homme; que le corps est si facile, par cette voie, à asservir; que l'on touche à tout l'être, car c'est mettre en jeu l'amour (on ne veut toucher qu'au corps, mais on sait bien que dans ces actes, c'est toute la personne qui s'engage: sa volonté, sa mémoire, ses sentiments, sa capacité à aimer); en réalité, ce n'est pas un sujet secondaire auquel une trop grande importance aurait été accordée.

Et comment ne pas vouloir réguler, au plus profond des consciences, quand la prostitution, le viol, l'esclavage du corps,  sa commercialisation, l'aliénation, la domination, la fascination, l'abus des filles ou des enfants - systèmes de violence, actes injustes qui brisent des personnalités, crimes portés contre l'innocent, sont perpétrés?

Ainsi, croire que c'est la morale chrétienne qui, par son cadre trop strict, favoriserait cela, est, tout bien pesé, qu'une risible hypocrisie. Alors que dans notre société, la référence au christianisme est à peu près estompée, l'on voit bien que d'une main on "émancipe" et de l'autre on libère la violence, dans un même et unique mouvement.

 

Ohara Koson (1877+1945)


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