La prière et l'obstacle

Je veux considérer deux des principaux obstacles à la prière. L'on verra qu'en cela, on parlera de notre manière de comprendre Dieu.

Premier obstacle: le déisme.

Les hommes n'ont jamais prié qu'en fonction d'une religion, dans ses cadres, avec ses formules, avec ses rites. A mesure que l'homme s'éloigne de la religion pour s'approcher du déisme, il cesse de prier; il se fait déiste, ce qui équivaut à un athéisme pratique. Car le déisme, nous l'avons évoqué, c'est la croyance au dieu des scientifiques, au dieu des philosophes, dieu distant, grand ordonnateur, suprême intelligence à l'origine de tout, qui se confond avec la Nécessité, l'ordre des choses à laquelle les stoïques, mettons Sénèque, pensaient devoir adhérer. Prenez Albert Einstein: « Je crois au Dieu de Spinoza qui se révèle lui-même dans l’ordre harmonieux de ce qui existe, et non en un Dieu qui se soucie du destin et des actions des êtres humains », répond-il au courrier du rabbin H.S. Goldstein en 1929. C'est le fameux lieu commun "Dieu a autre chose à faire", titre d'un de nos anciens articles. Pourquoi Dieu ne se soucierait-il pas du destin et des actions des êtres humains, lui qui se soucie de l'ordre harmonieux de ce qui existe? Comment expliquer, de la part d'un être qui ordonne les galaxies aussi bien que les atomes, de l'infiniment grand à l'infiniment petit, ce détachement de l'être intermédiaire, ni grand, ni petit, l'homme?

Bien sûr, l'on peut comprendre que l'abus de formules creuses ou périmées ait pu pousser certains à entamer une démarche de dépouillement, ce qui a pu mener à désirer une religion purifiée, mais également à rejeter toute institution religieuse au profit d'une croyance individuelle déconnectée de tout collectif (rituel et doctrine), que je nomme déisme, et qui est la dernière étape avant l'athéisme. Certaines expressions mal venues, des réflexes superstitieux, ont, il est vrai, encroûté la Vérité, et certains ont voulu tout mettre au feu, l'ivraie avec le bon grain. Nous sommes responsables, devant Dieu, non seulement de nos aveuglements volontaires, mais aussi des écrans que nous avons interposés entre le feu de la Vérité et les intelligences. Nos fausses prières, comme autant de faux témoignages, font fuir.

Deuxième obstacle: la fausse prière

La critique de l'hypocrisie religieuse est un lieu commun des Ecritures, dans la parole prophétique en particulier, dans la parole christique évidemment ; mais prenons le psaume 49 (50); sorte de prélude au célèbre psaume 50 (51) (le fameux Miserere), il offre une pédagogie de Dieu et de la prière qui nous éclairera sur le lien étroit qui réside entre fausse prière et fausse conception de Dieu, et que je veux rendre sensible au lecteur.*

01 Le Dieu des dieux, le Seigneur, parle et convoque la terre  du soleil levant jusqu'au soleil couchant.

02 De Sion, belle entre toutes, Dieu resplendit. 

03 Qu'il vienne, notre Dieu, qu'il rompe son silence ! Devant lui, un feu qui dévore ; autour de lui, éclate un ouragan.

04 Il convoque les hauteurs des cieux et la terre au jugement de son peuple :

05 « Assemblez, devant moi, mes fidèles, eux qui scellent d'un sacrifice mon alliance. »

06 Et les cieux proclament sa justice : oui, le juge c'est Dieu !

07 « Écoute, mon peuple, je parle ;  Israël, je te prends à témoin.  Moi, Dieu, je suis ton Dieu !

08 « Je ne t'accuse pas pour tes sacrifices ; tes holocaustes sont toujours devant moi.

09 Je ne prendrai pas un seul taureau de ton domaine, pas un bélier de tes enclos.

10 « Tout le gibier des forêts m'appartient et le bétail des hauts pâturages.

11 Je connais tous les oiseaux des montagnes ; les bêtes des champs sont à moi.

12 « Si j'ai faim, irai-je te le dire ? Le monde et sa richesse m'appartiennent.

13 Vais-je manger la chair des taureaux et boire le sang des béliers ?

14 « Offre à Dieu le sacrifice d'action de grâce, accomplis tes voeux envers le Très-Haut.

15 Invoque-moi au jour de détresse : je te délivrerai, et tu me rendras gloire. »

16 Mais à l'impie, Dieu déclare : + « Qu'as-tu à réciter mes lois,  à garder mon alliance à la bouche,

17 toi qui n'aimes pas les reproches et rejettes loin de toi mes paroles ?

18 « Si tu vois un voleur, tu fraternises, tu es chez toi parmi les adultères ;

19 tu livres ta bouche au mal, ta langue trame des mensonges.

20 « Tu t'assieds, tu diffames ton frère, tu flétris le fils de ta mère.

21 Voilà ce que tu fais ; garderai-je le silence ? « Penses-tu que je suis comme toi ? Je mets cela sous tes yeux, et je t'accuse.

22 Comprenez donc, vous qui oubliez Dieu : sinon je frappe, et pas de recours !

23 « Qui offre le sacrifice d'action de grâce, celui-là me rend gloire : sur le chemin qu'il aura pris, je lui ferai voir le salut de Dieu. »**

"je ne t'accuse pas pour tes sacrifices; Tes holocaustes sont toujours devant moi" (v. 8): ainsi, Dieu, dans son adresse à l'homme, reconnaît sa fidélité dans l'accomplissement des rites religieux, qui prennent ici la forme du sacrifice, acte cultuel par excellence. L'accusation d'hypocrisie religieuse vient un peu après, en une formule saisissante: "Si j'ai faim, irai-je te le dire? Le monde et sa richesse m'appartiennent. Vais-je manger la chair des taureaux et boire le sang des béliers?" (v. 12). La question est frappante par son ironie - glaçante quand on songe que c'est Dieu qui en fait usage - qui heurte de plein fouet l'ancienne conception du sacrifice, le sacrifice destiné à nourrir des dieux assoiffés de sang, affamés de chair ; mais au-delà de ces anciennes images exotiques, c'est bien notre propre fausse conception de Dieu, qui réduit celui-ci à la condition d'un homme qui a faim. Notre instinct pousse l'homme à faire Dieu à son image. 

Voilà donc l'autre obstacle à la prière: faire Dieu à sa propre image. Le premier faisait de Dieu un être incompréhensible et le mettait à une distance infranchissable; ce second obstacle le fait tout proche, trop proche. Ou plutôt le grime, le maquille de nos propres traits.

Cette première injustice à l'égard de Dieu, dans le psaume, est la source de toutes les autres. Ainsi, au verset 16: "Mais à l'impie, Dieu déclare : « Qu'as-tu à réciter mes lois, à garder mon alliance à la bouche, 17 toi qui n'aimes pas les reproches et rejettes loin de toi mes paroles ?" Cette accusation de Dieu à l'égard de "l'impie" doit nous toucher. Ici, est visée la tendance qui fait de la prière une récitation de formules magiques, que l'on retourne contre Dieu, pour le satisfaire, ou pour le contraindre à nous satisfaire, ou pour se mettre à l'abri de ses "reproches"; la prière n'est pas ici une manière de se mettre en relation à Dieu, de s'unir à lui, mais de le mettre à l'écart, de se débarrasser de lui;  c'est le vieux réflexe païen, réflexe ô combien naturel. Or l'homme se séparant de Dieu, se fait Dieu. Transgression du premier commandement.

Dans la suite du psaume: "18 Si tu vois un voleur, tu fraternises; tu es chez toi parmi les adultères; 19 Tu livres ta bouche au mal, ta langue trame des mensonges; 20 Tu t'assieds, tu diffames ton frère, tu flétris le fils de ta mère", on voit défiler, comme conséquences logiques de l'infidélité qui précède, je veux dire l'infraction au premier article du Décalogue, les vices 'quotidiens' ; l'ordre des commandements, du premier au dixième, est un ordre hiérarchique, et de cause-conséquence: il part de la source pour aller aux suites logiques. 

Ainsi, la prière est notre relation à Dieu; imparfaite, elle mérite d'être, de façon permanente, purifiée; la prière traduit notre compréhension de Dieu. Ou bien on le met à distance - il est lointain, intelligence inintelligible; ou bien on lui attribue des traits humains. Un écrivain disait " ... mais l'homme s'est trompé doublement sur Dieu: tantôt il l'a fait semblable à l'homme en lui prêtant nos passions; tantôt, au contraire il s'est trompé de manière humiliante pour sa nature en refusant d'y reconnaître les traits divins de son modèle"***

Je suis alors face à une difficulté: Dieu n'est ni "tout-autre" ni "pareil"? La Révélation nous aide à  la surmonter en nous renseignant sur Dieu - à la fois lointain et proche: le livre de la Genèse, I, 26, indique que l'homme est créé à l'image de Dieu : nous comprenons qu'il y a un reflet de Dieu en l'homme, ce qui induit qu'on peut comprendre un peu Dieu en contemplant l'homme; mais un effort est à fournir pour surpasser ce qu'il y a de définitivement étranger à Dieu dans l'homme blessé par le péché.  L'homme, blessé, considère Dieu d'un regard blessé: la perspective est fausse, le point de vue trompeur. Il faudrait en fait adopter le point de vue de Dieu lui-même: point de vue de bonté, d'innocence parfaite. C'est pourquoi ce regard se fait paradoxal, en ce qu'il heurte le réflexe naturel. Nous trouvons la solution, comme le Christ dans son enseignement use de renversements permanents de perspective: celui qui pleure est heureux, le pauvre possède le Royaume, le maître est serviteur, le premier est dernier, il y a plus de joie pour une brebis perdue retrouvée que pour les quatre-vingt-dix-neuf autres, on fait la fête pour le fils prodigue, non pour le fils resté fidèle. Tout, tout nous annonce que l'image de Dieu est absolument l'inverse de ce que nous voudrions qu'elle soit: la face de Dieu n'est pas la face de Jupiter tonnant et fulminant, mais celle tuméfiée par les coups, lacérée par les épines, ruisselante de sang, du Serviteur souffrant, que le Fils nous a offerte, Lui qui est dans le Père, et le Père en Lui.

MAGISTER

* cf. P. Faure, Des chemins s'ouvrent dans leurs coeurs (2007)

** traduction liturgique des psaumes.

*** J. de Maistre, Soirées de Saint-Petersbourg, IV (1822)


Albrecht Dürer (1471+1528), Melencolia, gravure sur cuivre (1514), Metropolitan Museum of Arts, New-York (E.-U.d'A.).


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