Le Temps et la Règle

Le Frère Etienne nous expliquait, la semaine dernière, que nous sommes plongés dans le temps, et il ajoutait que c'était cela qui nous distinguait des anges. Je dirais également que c'est ce qui nous sépare de Dieu. Mais comme le F. Etienne l'a précisé à juste titre, le temps est une créature, elle est donc bonne, comme toutes les créatures de Dieu. Je voudrais prolonger un peu cette réflexion sur le temps en explorant la question de la règle, que je prendrai comme manière d'"apprivoiser le temps" ou, pour parler spirituellement, d'y faire entrer l'éternité.

Ce que j'appelle la règle, c'est la règle de vie chrétienne: constitution qu'un fondateur de congrégation rédige à l'intention de ses disciples: telle la fameuse Règle de saint Benoît. La "règle" est ici le cadre posé pour la vie en communauté ; mais la règle de vie n'est pas destinée qu'à l'existence en collectivité. Par règle, j'entends également la règle individuelle, que le chrétien se donne ; il est des temps privilégiés pour cela. Souvent, c'est à l'issue d'une retraite, d'un pèlerinage, d'un "parcours" comme il en fleurit beaucoup ces temps-ci, que le chrétien va s'imposer une règle, pour prolonger la force du temps spirituel vécu. Il en existe autant que d'individus, mais cela ressemble, peu ou prou, à cela: lecture spirituelle quotidienne, celle de l'Evangile, la confession régulière (une fois le mois? à la veille des grandes fêtes?). La messe de semaine. La pause spirituelle dans une chapelle au retour du travail... la prière du matin, celle du soir… etc. Le lecteur aura compris où je veux en venir: parler de matin, de soir, de semaine, de mois… c'est dire que la règle implique la répétition, comme les moines qui prient huit fois par jour à heure fixe, qu'elle s'inscrit dans le temps, qu'elle se sert du temps pour sanctifier la vie qui s'écoule. 

Reprenons la réflexion à l'essentiel. La vie éternelle n'est pas un temps infini succédant chronologiquement à un temps fini; ce serait considérer l'éternité comme un temps très long. L'éternité est hors du temps, et elle est déjà là. L'éternité est un attribut de Dieu: la règle existe pour nous aider à maintenir, dans le temps, notre lien à ce qui est hors du temps. 

Le temps nous est donné pour agir. Nos vies ressemblent à une succession d'étapes, d'actes posés les uns à la suite des autres. Le sens de la vie est donné, comme un but. Ainsi, notre vie est comparable à un cheminement qui nous rapproche de ce but ultime (que nous appelons Dieu), ou qui au contraire nous en éloigne. Cheminement : nous pourrions aussi adopter l'image de la transformation, du progrès de notre ressemblance avec Dieu, ou au contraire de l'aggravation de notre dissemblance. Dieu, Lui, est l'inchangé. Nous sommes faits de chemin, de progrès, de perfectionnement. La règle est là pour nous accompagner, pour ponctuer d'étapes ce cheminement. Ce sont des "temps" dans le Temps, où nous faisons le choix de Dieu.

Pour être plus précis, et pour ne pas laisser croire que notre accroissement spirituel est de notre fait, j'ajoute que ces temps sont faits pour nous laisser modeler par lui, ou pour prendre une autre image, nous laisser habiter par lui - etc. Nous nous mettons sous son regard, à son écoute, disponibles à lui. La règle n'est pas une somme d'efforts à accomplir, pour nous prouver à nous-mêmes notre puissance, ou pour "forcer" Dieu à nous récompenser (il en va de même des "oeuvres", je veux parler des actes d'amour).

La règle est aussi une pédagogie: c'est le sens noble de l'exercice, terme qui désigne une activité, dans le cadre pédagogique, censé nous faire progresser. La règle correspond donc à une ascèse, mot grec désignant étymologiquement l'exercice de l'athlète (ἄσκησις, askêsis). Il est ainsi à noter que la règle peut être suivie facilement, et que d'autres fois elle peut nécessiter un effort. Sa force vient en définitive de la régularité; c'est ainsi que se réalise le commandement de prier en tout temps. Car le "temps" de la règle trouve son prolongement, en écho, le reste du temps - par exemple dans l'offrande à Dieu du moindre de nos actes: il n'est pas une situation de notre vie d'où Dieu soit absent. En prendre conscience, c'est une façon de répondre à l'appel à la prière continuelle; et faire de sa vie une offrande ou une action de grâce.

Je voudrais soulever une autre objection possible. Voilà une manière de la formuler: notre règle, chrétiens, c'est l'imitation du Christ. C'est lui, le Chemin. Il est impossible au Christ de vouloir, de choisir, de dire quoi que ce soit qu'il ne reçoive du Père: il est donc le seul modèle. Cette somme de règles que vous vous imposez tombe sous l'accusation d'artificialité - elles sont de main d'homme. Lire l'Evangile - s'en imprégner - c'est bien suffisant. Le lecteur averti aura reconnu la critique luthérienne à l'égard des dévotions et des exercices ascétiques de la religion catholique. Voici une manière d'y répondre :

Cette objection dit vrai si ces règles nous donnent l'impression d'être des parfaits, par notre propre volonté. Ces règles doivent par conséquent correspondre à des moments où nous nous laissons faire par Lui. Nous ne croissons pas par nos propres forces. Ces règles sont aussi des rappels: elles nous enseignent la patience. La vie chrétienne est une vie d'attente. Comme le Serviteur attend le Maître. Une vie de veille. Comme le disciple qui ne s'endort pas pendant que son Maître prie.

Une autre critique peut être formulée ainsi: la discipline que supposent de telles règles est-elle compatible avec l'élan spirituel, la ferveur? Je tâcherai de répondre par l'affirmative. Il ne s'agit pas, en effet, d'opposer règle et enthousiasme. La règle sert la ferveur. Notez que la règle: 1° peut purifier la ferveur. De ce qu'elle peut avoir, parfois, de trompeur, ou d'égoïste. Nous devons vouloir ce que Dieu veut - non ce que nous voulons, même si nous sommes persuadés que c'est un bien. Parfois même, Dieu veut nous amener vers le bien par une voie que nous n'aurions pas choisie… celle de l'épreuve, de la tribulation. La Règle est un soutien, un tuteur, elle nous enseigne la fidélité; elle est un garde-fou. Elle préserve des illusions. Et quand la tempête est là, la règle que l'on aura pris soin de bien enraciner dans le temps de l'existence fera figure de phare. 2° La règle reste quand la ferveur s'éteint. Pendant les nuits de la foi, pendant les déserts, il ne faut surtout pas abandonner la règle, malgré le dégoût, malgré l'acédie, mais persévérer, aveugle ou sec, à accomplir chaque élément de la règle. Ce sont ces instants où, privés de la sensation de la présence de Dieu, nous avons l'impression de ne plus le connaître. Or, Lui nous connaît, profondément. Ces sécheresses sont des moments de purification. En effet, la ferveur peut avoir cela de trompeur que, emplis de la présence, nous aimons parfois davantage la sensation d'aimer Dieu que Dieu lui-même.

Stéphane Morassut


Jean-François Millet (1814+1875), L'Angelus (1857-1859), huile sur toile. Musée d'Orsay, Paris


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