La Messe de Minuit de Flaubert

 

« Des sanglots gonflaient leur poitrine. Ils se mirent à la lucarne pour respirer.

L’air était froid, et des astres nombreux brillaient dans le ciel noir comme de l’encre.

La blancheur de la neige qui couvrait la terre se perdait dans les brumes de l’horizon.

Ils aperçurent de petites lumières à ras du sol, et, grandissant, se rapprochant, toutes allaient du côté de l’église.

Une curiosité les y poussa.

C’était la messe de minuit. Ces lumières provenaient des lanternes des bergers. Quelques-uns, sous le porche, secouaient leurs manteaux.

Le serpent ronflait, l’encens fumait. Des verres, suspendus dans la longueur de la nef, dessinaient trois couronnes de feux multicolores, et, au bout de la perspective, des deux côtés du tabernacle, des cierges géants dressaient des flammes rouges. Par-dessus les têtes de la foule et les capelines des femmes, au delà des chantres, on distinguait le prêtre, dans sa chasuble d’or ; à sa voix aiguë répondaient les voix fortes des hommes emplissant le jubé, et la voûte de bois tremblait sur ses arceaux de pierre. Des images, représentant le chemin de la croix, décoraient les murs. Au milieu du chœur, devant l’autel, un agneau était couché, les pattes sous le ventre, les oreilles toutes droites.

La tiède température leur procura un singulier bien-être, et leurs pensées, orageuses tout à l’heure, se faisaient douces, comme des vagues qui s’apaisent.

Ils écoutèrent l’Évangile et le Credo, observaient les mouvements du prêtre. Cependant les vieux, les jeunes, les pauvresses en guenilles, les fermières en haut bonnet, les robustes gars à blonds favoris, tous priaient, absorbés dans la même joie profonde, et voyaient sur la paille d’une étable rayonner comme un soleil le corps de l’Enfant-Dieu. Cette foi des autres touchait Bouvard en dépit de sa raison, et Pécuchet malgré la dureté de son cœur.

Il y eut un silence ; tous les dos se courbèrent, et, au tintement d’une clochette, le petit agneau bêla.

L’hostie fut montrée par le prêtre, au bout de ses deux bras, le plus haut possible. Alors éclata un chant d’allégresse qui conviait le monde aux pieds du Roi des Anges. Bouvard et Pécuchet, involontairement, s’y mêlèrent, et ils sentaient comme une aurore se lever dans leur âme. »

Bouvard et Pécuchet (posthume, 1881), fin du chapitre VIII


On entrera bien sûr avec précaution dans ce nouveau texte de Flaubert. L’auteur n’a jamais été rangé parmi les « auteurs chrétiens », et l’on sait la puissante ironie qui sourd de l’implacable neutralité de sa narration.

Ce passage, replacé dans la dynamique globale d'un roman où les personnages principaux, Bouvard et Pécuchet, accumulent les expériences et les savoirs sans jamais parvenir à une compréhension profonde du monde, apparaît davantage comme une étape de plus dans leur errance intellectuelle. Leur « aurore intérieure » semble plus subie que véritablement choisie ; et en effet, chaque étape du texte les montre passifs : « une curiosité les y poussa », « la tiède température leur procura un singulier bien-être », « Cette foi des autres touchait Bouvard... » ; le fait qu'ils se laissent émouvoir « involontairement » suggère qu’ils ne contrôlent jamais vraiment leurs convictions, et il faut certainement voir ici une étape dans un dispositif satirique flaubertien destiné à cerner la capacité des individus à se laisser emporter par l’émotion du sacré.

Pourtant, isolant le texte du reste, l'ironie de Flaubert demeure très discrète; le tableau fait de la Messe de Minuit a quelque chose d'authentique, la ferveur religieuse des fidèles n'y semble pas tournée en dérision. Tout au plus, la présence de l’agneau (était-ce une coutume réelle ou avons-nous là une exagération de l’auteur?) peut se laisser interpréter comme un élément de comique discret, avec notamment ce bêlement concomitant du tintement de la clochette de l’élévation. Mais à part cela ? La description de la Messe de Minuit est d’une grande beauté et Flaubert semble peindre avec respect la solennité du moment, la ferveur authentique d’humbles fidèles, l’émotion sensible.

Je sais que je m'expose une fois de plus au sarcasme des connaisseurs. Je n'ignore pas la distance que Flaubert entretient à l'égard du dogme chrétien. Et je n'ignore pas non plus à quoi aboutit la conversion de Bouvard et Pécuchet au chapitre qui suit le passage que nous lisons. On est néanmoins frappé par l' attirance d’écrivain pour l’esthétique du religieux, pour le rituel aussi bien que pour la dévotion populaire et l'expérience mystique. Lisez à ce titre les Trois Contes, ou encore La Tentation de saint Antoine, ou la relation de ses voyages en Orient. Lisez aussi ce qu’il écrivait à sa nièce Caroline, le 25 décembre 1876, dans une lettre écrite à quatre heures du matin : « J’ai été cette nuit à Sainte-Barbe, chez les bonnes religieuses où j’ai conduit Noémie et Mme Chevalier. Voilà ! N’est-ce pas d’un beau romantisme ? Et je m’y suis beaucoup plu, pour dire le vrai. » Ironie, encore ? Mais où perce la sincérité. 1876 : nous sommes en plein dans la période de rédaction de Bouvard et Pécuchet, à laquelle il s’était attelé de façon intensive depuis 1872 et qu’il laissera inachevé à sa mort en 1880.


Magister
 
 
Paul Klee, Die Kapelle (1917) -

 
 

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