Ambivalence du signe


 Nous voulons questionner le signe.

Je commencerai par attirer l'attention du lecteur, pour une fois, vers un plan cinématographique fugace que l'on peut voir dans un film populaire, Indiana Jones and the last Crusade (S. Spielberg, 1989). Ce film à grand spectacle s'achève avec la découverte du Saint-Graal, et par un miracle: le père du héros, grièvement touché par la balle de son ennemi juré, est miraculeusement guéri par l'eau versée par son fils au moyen de la coupe ayant recueilli le sang du Christ. On est en plein merveilleux chrétien, digne des romans de Chrétien de Troyes. Chaque comédien manifeste sa surprise émerveillée, et l'un d'eux, un seul, fait le signe de croix. Il s'agit de Marcus Brody, l'ami du héros, personnage de professeur d'université un peu perdu, empoté, maladroit, ridicule, caution comique du personnage en décalage, qui contraste avec l'héroïsme, et la virilité, du personnage principal ; il forme également un double falot du père d'Indiana Jones, comme Marcus personnage érudit, rat de bibliothèque lui aussi, embarqué malgré lui dans des aventures rocambolesques, mais version grincheuse du type. Or, il semble aller de soi, pour les personnages comme pour le spectateur, qu'il revienne à Marcus Brody de faire le signe de croix. On n'imagine pas Indiana, l'aventureux, beau et puissant personnage principal incarné par Harrison Ford, faire le même signe. Ce signe est suspect de superstition, un peu ridicule peut-être. On devine bien ici, de la part du réalisateur, inconsciemment peut-être, le regard protestant sur le catholique: c'est le frère arriéré; on l'aime bien, on lui pardonne ses vieux réflexes païens. Le regard porté sur lui est fait d'indulgence et d'un peu de pitié.

En effet, toute l'épuration protestante, son iconoclasme aussi, consiste à se dépouiller de tout le fatras de la religiosité populaire, toujours teintée de paganisme ou de superstition. Je parle d'iconoclasme car parmi les priorités de cette épure, le déboulonnement des statues, des icônes et des tableaux a été en bonne place: dans la posture tout intérieure qui devrait être celle du chrétien, images et signes ont été vus comme, au mieux, des choses inutiles, au pire, des obstacles à la vie intérieure. Le mouvement iconoclaste qui a caractérisé, dans l'univers catholique, l'après-Concile Vatican II le rappelle à bien des égards: quel est l'intérêt du signe? La nouvelle naissance est spirituelle, le Christ nous le dit clairement. La prière est secrète, de même l'aumône. Il y a dans la démarche chrétienne un héroïsme dissimulé. Le don ne doit pas être annoncé tambours et trompettes en avant: ce ne serait plus l'agapê, la caritas, mais un amour de soi. Et c'est le pharisaïsme qui nous guette, dans ses formes "identitaires" auxquelles nous assistons aujourd'hui.

Comment comprendre, alors, ce retour vers le signe? Tel séminariste aujourd'hui portera le col romain ; son confrère prêtre âgé est en costume civil: contraste des générations. A une époque, comme nous le disait Paul Fave, on n'aurait pas pu demander à un prêtre de prier le benedicite avant le repas, c'eût été comme lui demander de se mettre tout nu. A notre époque, tel prêtre vantera le mérite de la soutane car sans elle, il n'aurait pas eu autant de conversations profondes et directes avec de parfaits inconnus, croisés dans la rue. Je me souviens moi-même avoir eu une conversation à un arrêt de bus avec une inconnue, blessée par la vie, parce que je portais un chapelet dans la main. La rencontre n'aurait pas été possible sans ce pauvre objet, ce petit signe, qui n'est après tout qu'un signe ; la conversation que nous avons eu était, elle, profonde et authentique. Dans ces cas la conversation se fait en effet immédiatement essentielle; on passe, avec de parfaits inconnus, directement aux sujets cruciaux, en brûlant les étapes qu'exigent la politesse, la pudeur ou les convenances.

Et puis, après tout, ces gestes ou ces vêtements, ne sont que des signes, et nous vivons continuellement dans un réseau de signes, de symboles, de gestes rituels, comme la simple poignée de main, signe très culturel, qui aurait pu être autre (la poignée de main n'est pas universelle, cf. l'inclination japonaise), mais auquel nous nous conformons tout de même, car c'est notre code. Nous aurions pu ne pas parler français, mais puisque c'est le code qui nous a été donné, nous l'utilisons. Tout est langage. Quel est le problème du signe chrétien?

C'est que l'on porte et manifeste un signe qui symbolise quelque chose de puissant. J'ai dit voici quelques temps qu'il y a quelque chose de périlleux à se dire chrétien. On porte en effet, avec cette appellation, une exigence, une prétention, dont nous nous savons indignes. Il faudrait en fait commencer par dire au non-chrétien ce point de départ essentiel: le chrétien ne se dit pas parfait, mais au contraire le plus humble des hommes, le pauvre pécheur. Il faudrait être sûr que ce signe ne signifie pas autre chose. Cette croix est le signe de notre gloire; mais rappelons quand même à celui qui le voit que c'est un instrument de torture, que celui qui y est cloué, souffre. Ce n'est pas un talisman de protection, le symbole d'un parti, le signe que nous sommes les meilleurs.

Mais évidemment, se reconnaître "pauvre pécheur" n'est qu'un début. C'est le nettoyage intérieur nécessaire, et le vide fait, le silence également, nous pouvons commencer à écouter Dieu. Et à mettre sa Parole en pratique. Ne nous méprenons pas: il faudra bien montrer quelque chose. Il faudra bien un signe. 

La question des signes extérieurs a été traitée bien mieux que moi par Louis-Marie Grignon de Montfort:

Quoique l'essentiel de la dévotion consiste dans l'intérieur, elle ne laisse pas d'avoir plusieurs pratiques extérieures qu'il ne faut pas négliger: Haec oportuit facere et illa non omittere (Mt 23.23), soit parce que les pratiques extérieures bien faites aident les intérieures, soit parce qu'elles font ressouvenir l'homme, qui se conduit toujours par les sens, de ce qu'il a fait ou doit faire; soit parce qu'elles sont propres à édifier le prochain qui les voit, ce que ne font pas celles qui sont purement intérieures. Qu'aucun mondain donc, ni critique, ne mette ici le nez pour dire que la vraie dévotion est dans le cœur, qu'il faut éviter ce qui est extérieur, qu'il peut y avoir de la vanité, qu'il faut cacher sa dévotion, etc. Je leur réponds avec mon Maître: Que les hommes voient vos bonnes œuvres, afin qu'ils glorifient votre Père qui est dans les cieux (Mt 5.16); non pas, dit saint Grégoire, qu'on doive faire ses actions et dévotions extérieures pour plaire aux hommes et en tirer quelque louange, ce serait vanité; mais on les fait quelquefois devant les hommes, dans la vue de plaire à Dieu et de le faire glorifier par là, sans se soucier des mépris ou des louanges des hommes. (Traité de la vraie dévotion à la S. Vierge, 226)

Une fois de plus, rappelons l'évidence que nous sommes corps et âme. L'extérieur peut aider l'intérieur; l'homme se conduit par les sens, se souvient par des images: les actes extérieurs aident sa mémoire, frappent son imagination. L'acte extérieur peut être un modèle pour autrui, qui est un corps qui voit notre corps, non notre âme. Tout le danger possible est dans l'intention (dans l'intérieur) : ces actes sont-ils accomplis pour obtenir la reconnaissance des autres, ou pour plaire à Dieu?

On ne devrait réaliser tel ou tel signe, marqueur de dévotion ou de don, qu'en tremblant.

Magister


S. Spielberg (1946), Indiana Jones and the last Crusade (1989)


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