Madame de Sévigné, l'Esther de Racine et Louis XIV

Nous parlions, il y a quelques semaines, de Madame de Sévigné, pour dresser le portrait d'une femme d'ordre, preuves épistolaires à l'appui. 

Il nous a été donné de revenir vers cet auteur, à l'occasion d'un cours sur Esther de Racine, œuvre théâtrale que Madame de Sévigné a pu découvrir lors de sa sixième représentation, dont elle fait la narration dans une lettre à sa fille, Madame de Grignan (21 février 1689), lettre restée fameuse et qu'il nous est venu l'idée de partager avec nos lecteurs.

Quelques mots d'introduction: le cadre, d'abord. Madame de Sévigné, au cours d'une représentation d'Esther de Racine, va avoir la chance d'échanger quelques mots avec Louis XIV lui-même. Esther est un événement de notre histoire littéraire, et il vaut la peine d'en rappeler un ou deux traits caractéristiques:

* le sujet d'Esther est biblique (comme le sera celui d'Athalie), ce qui tranche avec les sources d'inspiration romaines ou mythologiques des autres œuvres de Racine; mais si Racine s'éloigne de l'antiquité gréco-latine pour le fond, il s'en rapproche pour la forme, car Esther alterne scènes théâtrales et chant du chœur (sur une musique de Jean-Baptiste Moreau), selon la manière "à l'Antique", qui reprend la leçon des anciens, Eschyle ou Sophocle.

* deuxième originalité, cette pièce a été conçue pour être interprétée par les jeunes filles pensionnaires de La Maison Royale de Saint-Louis, à Saint-Cyr, l'école instituée par Madame de Maintenon épouse secrète du Roi, pour faire l'éducation des jeunes filles de noblesse pauvre. On comprend que, dans ces conditions, Racine, à qui a été confié la tâche de composer une oeuvre "édifiante", avait deux ingrédients à écarter: les histoire mythologiques, et l'amour-passion. De là vient Esther, argument tiré du Livre d'Esther, dans la Bible.

* Notons enfin qu' Esther est l'avant dernière œuvre du dramaturge, qu'elle est créée en 1689, précède Athalie et succède à Phèdre (1677). 1677-1689: on a beaucoup bavardé sur ce prétendu "silence" de Racine, qui n'écrit plus, il est vrai, une ligne de théâtre pendant 12 ans. A-t-il été découragé par la "cabale" malveillante qui a entouré la création de Phèdre? Son abandon du théâtre est-il dû à sa conversion à une version rigoriste du christianisme, qui condamne le théâtre (notez bien que cela n'était pas l'apanage du jansénisme - lisez les pages très dures du très orthodoxe Bossuet sur Molière)? Ou bien est-ce le résultat d'une meurtrissure intime? de cela nous ne savons rien. Il est intéressant de considérer que le "romantisme" de ces raisons (crise intérieure, crise de foi, ou crise d'artiste, génie forcément incompris, en butte aux incompréhensions des contemporains) a tendance à faire oublier des raisons bien plus fortes et bien plus contextuelles; bien plus décevantes, peut-être, également: Racine est chargé d'écrire l'histoire du grand roi, Louis XIV. L'ambition de Racine, sa carrière d'homme de lettres et d'homme de cour trouvent ici leur couronnement: ce qui nous semble un silence, nous autres lecteurs émus par Andromaque ou Britannicus et se plaisant à imaginer ce qu'aurait pu être les pièces raciniennes s'il ne s'était pas tu (comme on rêve aux oeuvres de Mozart s'il n'était pas mort si jeune), a constitué, en réalité, une consécration! et Racine n'a jamais cessé d'écrire: outre la chronique de la geste louisquatorzienne, il écrit des discours académiques, et, plus en secret, les beaux Cantiques spirituels et les Hymnes.

Ces fondements posés, nous réorientons notre étude vers Madame de Sévigné; le lecteur curieux de lire, ou relire, Esther, saura s'orienter lui-même; je l'invite pour l'instant à découvrir non le spectacle, mais la spectatrice. Le texte suivant est un extrait de la lettre du 21 février 1689 de Madame de Sévigné à Madame de Grignan

 « Je fis la mienne [=ma cour] l’autre jour à Saint-Cyr, plus agréablement que je n’eusse jamais pensé. Nous y allâmes samedi, Mme de Coulanges, Mme de Bagnols, l’abbé Têtu et moi. Nous trouvâmes nos places gardées. Un officier dit à Mme de Coulanges que Mme de Maintenon lui faisait garder un siège auprès d’elle : vous voyez quel honneur. « Pour vous, Madame, me dit-il, vous pouvez choisir. » Je me mis avec Mme de Bagnols au second banc derrière les duchesses. Le maréchal de Bellefonds vint se mettre, par choix, à mon côté droit, et devant c’étaient Mmes d’Auvergne, de Coislin, de Sully. Nous écoutâmes, le maréchal et moi, cette tragédie avec une attention qui fut remarquée, et de certaines louanges sourdes et bien placées, qui n’étaient peut-être pas sous les fontanges de toutes les dames. Je ne puis vous dire l’excès de l’agrément de cette pièce : c’est une chose qui n’est pas aisée à représenter, et qui ne sera jamais imitée ; c’est un rapport de la musique, des vers, des chants, des personnes, si parfait et si complet, qu’on n’y souhaite rien ; les filles qui font des rois et des personnages sont faites exprès : on est attentif et on n’a point d’autre peine que celle de voir finir une si aimable pièce ; tout y est simple, tout y est innocent, tout y est sublime et touchant : cette fidélité de l’histoire sainte donne du respect ; tous les chants convenables aux paroles, qui sont tirées des Psaumes ou de La Sagesse, et mis dans le sujet, sont d’une beauté qu’on ne soutient pas sans larmes : la mesure de l’approbation qu’on donne  à cette pièce, c’est celle du goût et de l’attention. J’en fus charmée et le maréchal aussi, qui sortit de sa place pour aller dire au roi combien il était content et qu’il était auprès d’une dame qui était bien digne d’avoir vu jouer Esther. Le roi vint vers nos places, et après avoir tournée, il s’adressa à moi et me dit : « madame, je suis assuré que vous avez été contente. » Moi, sans m’étonner, je répondis : « Sire, je suis charmée ; ce que je sens est au-dessus des paroles. » Le roi me dit : « Racine a bien de l’esprit. » je lui dis : « Sire, il en a beaucoup ; mais, en vérité, ces jeunes personnes en ont beaucoup aussi : elles entrent dans le sujet comme si elles n’avaient jamais fait autre chose. » - Ah ! pour cela, il est vrai. » Et puis sa majesté s’en alla, et me laissa l’objet de l’envie. Comme il n’y avait quasi que moi de nouvelle venue, le roi eut quelque plaisir de voir mes sincères admirations sans bruit et sans éclat. M. le Prince, Mme la Princesse me vinrent dire un mot ; Mme de Maintenon, un éclair : elle s’en allait avec le Roi ; je répondis à tout, car j’étais en fortune. Nous revînmes le soir aux flambeaux. Je soupai chez Mme de Coulanges, à qui le Roi avait parlé aussi avec un air d'être chez lui qui lui donnait une douceur trop aimable. Je vis le soir Monsieur le Chevalier. Je lui contai tout naïvement mes petites prospérités, ne voulant point les cachoter sans savoir pourquoi, comme de certaines personnes; il en fut content, et voilà qui est fait. Je suis assurée qu'il ne m'a point trouvé, dans la suite, ni une sotte vanité, ni un transport de bourgeoise; demandez-lui. »

On peut être déconcerté, ou déçu, lecteur moderne, par l'agencement de cette lettre; sans émettre de jugement de valeur, on peut à tout le moins affirmer son caractère "exotique", si j'ose dire, tant les mœurs qui y sont décrites nous semblent étrangères. Alors qu'on s'attendrait à voir la naissance de la critique moderne, alors qu'on voudrait lire les lignes d'une vraie écrivaine s'exprimant sur un autre écrivain, on est frappé par la place majoritaire accordée à l'événement l'emportant sur la pièce elle-même.

Il serait toutefois inexact de dire que Madame de Sévigné, femme de goût, ne dit rien de la pièce; elle emploie de nombreux qualificatifs, qui révèlent d'ailleurs les attendus du lecteur ou spectateur "classique": "tout y est simple, tout y est innocent, tout y est sublime et touchant" : l'oeuvre d'art a pour fonction d'émouvoir, d'élever l'âme, d'édifier, et cela dans une forme simple, c'est-à-dire naturelle et équilibrée. On note également la suite, où Madame de Sévigné souligne le caractère équilibré et bienséant de l’œuvre: "cette fidélité de l’histoire sainte donne du respect ; tous les chants convenables aux paroles, qui sont tirées des Psaumes ou de La Sagesse, et mis dans le sujet, sont d’une beauté qu’on ne soutient pas sans larmes" - le caractère de "bienséance" dont on a abondamment parlé, n'est pas seulement moral, comme l'utilisation du mot finit par le laisser croire, mais renvoie à l'idée de convenance: ici de l'oeuvre à son sujet, de la mélodie aux paroles, des paroles au sujet. Le Classicisme: art de l'adéquation.

Mais enfin! Le lecteur désireux d'une critique approfondie sera mal payé: ce qui occupe Madame de Sévigné, c'est la cour, et elle le dit elle-même au début du passage: "je fis la mienne", c'est-à-dire, "je fis ma cour", expression elliptique qui semble renvoyer à l'idée que Madame de Sévigné a consolidé sa position à la cour, qu'elle a "gagné des points"... on me pardonnera la familiarité de l'expression, je pense, car, quand même! cette grandeur grisante d'être proche des premiers cercles, et même, comme cela va être le cas, de s'approcher de l'astre autour duquel gravitent tous, le Roi, cette grandeur a quelque chose de bien infantile. Voyez les détails qui retiennent son attention et valent la peine d'être relatés: quelles places sont réservées, quelles places peut on choisir, quelles places choisit-elle finalement, et à côté de qui; et puis, après la pièce, l'événement merveilleux, le Roi lui adressant la parole.

C'est un triomphe, pour Madame de Sévigné, et dans une compétition qui a l'air acharné, puisqu'elle prend le soin d' ajouter: "Et puis sa majesté s’en alla, et me laissa l’objet de l’envie.". Madame de Sévigné prend soin de raconter dans le détail sa conversation. Nous entendrons le roi Louis XIV, au style direct: un témoignage sans détour. Mais là encore, déception. Car quelle banalité, quelle platitude dans cet échange! "Le roi me dit : « Racine a bien de l’esprit. » "

L'échange prend, malgré sa nullité, une couleur triomphale; car ce n'est pas le fond qui nous occupe ici, c'est la forme, car si le théâtre est sur scène, il est surtout dans le public: il faut savoir tenir son rôle, se placer sur scène, donner la réplique, et le public vous admire - vous jalouse. Et le théâtre ne finit pas avec le départ du roi, puisque Madame de Sévigné, forte de son tout récent honneur, doit continuer à tenir son rôle; or le chemin est semé d'embûches. Que faire de l'événement, le cacher? se serait fausse modestie ("Je lui contai tout naïvement mes petites prospérités, ne voulant point les cachoter sans savoir pourquoi, comme de certaines personnes"); mais il faut se garder de tout triomphalisme, qui serait déplacé, de mauvais goût, contraire à la bienséance, vaniteux, etc. "Je suis assurée qu'il ne m'a point trouvé, dans la suite, ni une sotte vanité, ni un transport de bourgeoise; demandez-lui."

Qu'il n'y ait pas de  "vanité" dans cet univers de courtisanerie, nous sommes malheureusement bien obligé de voir le contraire. Le lecteur désireux de trouver une leçon d'histoire dans ce témoignage y aura lu, je pense, une illustration en actes du système de la cour louisquatorzienne. Victoire de Madame de Sévigné, comme le prétendu silence de Racine révélait en fait que le théâtre était peu, en regard de l'honneur d'accéder à la charge de grand chroniqueur... La relation au point central qu'est la personne royale est faite de complète dépendance des êtres qui gravitent autour, et d'incessantes tentatives de réduire l'éloignement et d'augmenter la proximité.

Magister.



Marc Chagall, Champ de blé un après-midi d'été, 1942 (coll. privée)


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