La peur des mots

Nous avions déjà évoqué dans ces pages l’utilisation magique des mots ; par cela nous désignions une certaine utilisation de la parole, non en tant que code destiné à assurer la transmission d’un message, mais comme incantation, sortilège ou un mauvais sort ; cela, parce que le mot a une forme, une sonorité, une histoire, une charge émotionnelle qui permet à celui qui l’emploie de toucher plus aisément le pathos que le logos.

Le mot peut ainsi avoir une usure ; je me souviens encore de cette réunion de professeurs dans un établissement de l’enseignement catholique où l’une d’entre elles proposa de ne plus parler de « charité » mais de « solidarité ». Le lecteur fidèle de ces Cahiers sait d’avance que je préfère que l’on rende compte du sens pur des mots plutôt que, actant son usure, on s’en débarrasse. Car renoncer à la Charité, c’est renoncer à une vertu théologale, et c’est aussi renoncer à l’Amour, à l’Agapè, à la Troisième Personne de la Trinité ; mais je conviens que le mot, trop employé, a fini par servir de synonyme d’un geste d’aumône (autre mot usé) embourgeoisé, et en regard, le mot solidarité paraît plus fort, car plus humain, porteur de davantage d’espérance… mais renoncer à la charité, c’est accepter notre défaite dans le combat des mots, qui est un combat pour la vérité.

Cela, c’est pour le cas où le mot s’affaiblit comme érodé par le temps qui passe. Il est aussi des mots que le temps fait gagner en force ; mais parfois c’est en force négative, et ces mots deviennent des mots épouvantails.

Alors, j’observe avec lassitude ce qui est plus qu’une tendance, mais un réflexe, dans les milieux ecclésiaux, à avoir peur des mots, et à adopter un nouveau langage fondé sur deux figures de style : l’atténuation et la périphrase. Ainsi, lors d’un cours dispensé par un prêtre : hésitation à user du mot « morale », délaissé au profit d’ « agir chrétien » ; réticences fortes à employer le mot « preuves » de l’existence de Dieu, qui amène à opter pour « voies », « voies d’accès à la certitude de l’existence de Dieu ». J’aimerais que ces prêtres entendent, qu’à la longue, on est las de leur bavardage tiède ; j’aimerais qu’ils entendent qu’ils ont tort de vouloir, sans cesse, s’adapter avec appréhension à ce que le « monde » peut ou ne peut pas entendre ; qu’ils sachent que beaucoup, parmi les incroyants et les indifférents, ne le sont qu’à regret, et que bien souvent, un discours clair et ferme interpelle, et attire. Votre goût de la litote et de la périphrase produit un discours ou bien faible, ou bien opaque ; ces circonvolutions de langage que vous adoptez pour ne pas heurter vous font paraître hypocrites ; on dirait que vous voulez dire le même mot qu’autrefois, « morale », ou « enfer », ou « dogme », mais qu’en l’enrobant de le crème de « l’agir », et du « état définitif de séparation d’avec Dieu », ou « vérité reçue dans la disponibilité de la foi », vous cherchiez à nous embrouiller.

J’ai parfois l’impression que vous êtes empêtrés du discours chrétien, qui vous empêche de vous mouvoir verbalement avec agilité et aisance. Alors vous cherchez à l’alléger, à l’assouplir. Quoi de plus aérien que le nuage ? Alors vous le rendez nébuleux.

Autre exemple: dans l'école catholique, on ne parle, surtout pas!, de prosélytisme: un mot, issu du monde hébraïque, positif au départ, est devenu synonyme d'attentat à la liberté et d'abus spirituel. On ne parle plus non plus d'évangélisation: le terme est en passe de devenir synonyme de prosélytisme. Il semblerait pourtant que les instances ecclésiales n'aient pas renoncé, contre toute apparence, à transmettre le message, comme le Christ lui-même nous l'a demandé. Alors, nouvelle périphrase fabriquée par ces mêmes instances, on parlera de "première annonce". Avant que cette périphrase même devienne infâmante. 

Dans quel traquenard nous sommes-nous fourrés. Il s’agit donc d’écouter le « monde », de parler au « monde », d’être solidaire des « joies et des espoirs » du « monde »… et de livrer le message chrétien ? Alors que celui-ci est en parfaite non-conformité avec le message du monde ? Quand tout ce qui rend le monde « joyeux » est contraire à l’Evangile ? Quand tous les espoirs « du monde » détournent les âmes du vrai et les tuent ? Dans cette course à la formule adaptée, nous autres chrétiens sommes sûrs de perdre: le message évangélique ne sera jamais adapté, car toujours en rupture. Alors je continuerai à employer les vieux mots, je vous laisse à vos litotes et à vos périphrases.

Lisons le programme d’un cardinal : « L’Église doit rester une Eglise ouverte. Beaucoup de gens demandent quelque chose à l’Église, par exemple le baptême de leur enfant, ou leur mariage. Il ne faut pas les accueillir comme dans une administration, mais tâcher de les rencontrer, de leur montrer qu’ils sont bienvenus et surtout de les écouter. Quand on se sent écouté, respecté, ça change tout »*. Entrer dans l’Église n’est pas un acte administratif, nous en convenons. Qu’un dialogue fraternel s’engage entre les membres de l’Église et les personnes venant demander un baptême, un mariage, quoi de plus souhaitable ? Mais à quel moment – ce cardinal ne semble pas disposé à le préciser – va-t-on parler du sens du Sacrement demandé, dans sa profondeur –  et surtout, comment ? Doit-on se contenter d’écouter et ne rien dire ? Ou alors tout dire, avec clarté ? Troisième solution, qui semble préférable aux yeux de certains : on va choisir un verbiage onctueux, périphrastique et euphémique, où chacun peut prélever ce qui lui convient.

Tenez, je vous livre un souvenir de converti.

Entre 2000 et 2005, j’avais une vingtaine d’années, et il me restait encore une dizaine d’année avant de recevoir le baptême, alors presque totalement dépourvu d’éducation religieuse et n’ayant connu qu’une poignée de messes (au cours desquelles je n’avais rien compris) ; je me souviens avoir visité la basilique de Fourvière, à Lyon, en touriste. Il y a la beauté du lieu ; il y a aussi des religieux, en bel habit blanc, qui viennent à la rencontre des visiteurs (membres des fraternités de Jérusalem, peut-être? Je l’ignorais, bien évidemment). L’un vient à moi. Il souhaite m’indiquer quelques points d’intérêt artistique, en faisant de l’apostolat – c’est ce que, rétrospectivement, je pense. Voulant savoir si j’avais quelques connaissances de culture chrétienne, il me dit : « Vous êtes branché catho ? » Cette question me désarçonna. Je ne savais pas qu’on pouvait être « branché catho », et, en moi, intimement, quelque chose disait avec force qu’il était incongru, déplacé, voire irrespectueux, d’adopter ce langage « cool » pour des réalités mystérieuses et profondes. Combien aurais-je préféré que ce frère me parlât un langage grave. Le choix des mots ne correspondaient pas à son habit, ni au lieu, ni à mon désir profond, et dissimulé à moi-même, d’absolu, de quelque chose qui vous change de fond en comble, qui vous tient et qui vous libère en même temps. J’étais, je m’en rends compte aujourd’hui, avide de revoir un peu ce que j’avais entraperçu un jour, par hasard, en visitant la cathédrale de Chartres pendant je ne sais quelle cérémonie : des gestes lents et beaux, des signes qui nous parlent de cet absolu indicible ; je n’avais aucun besoin, ce jour-là, de faire ami-ami avec un être qui, par la beauté simple et étrange de son habit, disait autre chose. Je ne fais pas de mon cas une généralité, bien entendu ; peut-être était-ce mon besoin ce jour-là, et peut-être aurais-je bien aimé le lendemain qu’on me parlât ainsi ; peut-être est-il beaucoup de personnes en ce monde qui préféreraient, dans ces situations, avoir affaire à un religieux « sympa » comme celui-ci l’était, et que c’est une excellente manière d’entrer en conversation. Mais ne sous-estimons pas non plus le nombre de ceux qui, perdus, en quête d’ils ne savent pas quoi, entrent parfois dans les églises, et ont besoin de voir et d’entendre ce qui est beau et sacré. Ils sont à la recherche d’absolu, et qu’on leur parle tout de suite de ce qui engage toute la vie, et qu’on leur parle – enfin ! – de Dieu. Ils n’ont pas besoin qu’on se mette à un niveau « convivial » : ces êtres assoiffés dont j’étais ont assez joui de convivialité. Ce n’est pas cela qu’ils demandent à l’Église quand ils entrent dans une église. Je ne dis pas non plus que les personnes à l’accueil des églises doivent surjouer le mystérieux et le hiératique, ce serait ridicule et hypocrite ; mais de faire ce que l’Église a toujours fait : parler, avec simplicité, humilité et gravité de notre unique foi et seule espérance.

 MAGISTER

 

* Etudes, décembre 2021, cardinal Joseph Kesel, "la nécessaire transformation de l'Eglise"

 

 

Carlo Carrà, Manifestazione interventista (1914) - collage - coll. Gianni Mattioli



 

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