L'esprit et les doctrines


Le lecteur qui cherche dans les Confessions de saint Augustin la relation précise et détaillée de fautes, comme chez Rousseau (Les Confessions), ou une histoire du corps, comme chez Michel Leiris (L'Âge d'homme), sera déçu. Ce que l'on tient pour être la première autobiographie de l'histoire littéraire ne rentre pas dans les détails; des fautes, Augustin en a commis, et de très charnelles: c'est l'épine plantée qui le blesse, qu'il n'arrive pas à retirer, et qui l'empêche de franchir le pas de la conversion. Mais, et c'est ce qui différencie l'autobiographie augustinienne de celle de Rousseau, il nomme la nature de la faute, mais ne la décrit pas dans le détail, par pudeur ou par refus de la complaisance.

Bien peu d'événements sont détaillés et contextualisés, finalement, chez Augustin ; ce qui frappe le lecteur à la lecture des Confessions, c'est son caractère d'autobiographie intellectuelle. Les tours et détours de l'esprit; la recherche de la bonne philosophie, et les errements qui marquèrent cette quête; tous les détails d'une démarche intellectuelle sont livrés par l'auteur. En cela les Confessions sont à lire par toute personne qui souhaite savoir ce que penser veut dire.

Quelques étapes de sa trajectoire intellectuelle: Augustin, c'est d'abord l'amour de l'éloquence, où il désirait briller dans l'intention de goûter "à la vanité humaine". Puis il découvre l'Hortensius de Cicéron, qui lui donne le goût de la sagesse. Premier pas vers la lumière ; et tout à la fois obstacle. La sophistication de la pensée philosophique accentue, par comparaison, la simplicité et la sobriété de la Bible, dont la lecture le déçoit: "je vis une chose qui ne se découvre pas aux superbes", "mon orgueil en méprisait la simplicité, mon regard n'en pénétrait pas les profondeurs", "il était fait pour grandir avec les petits, mais je dédaignais d'être petit".

Il passe alors au manichéisme, cette philosophie-spiritualité dualiste, travers de l'esprit dont on retrouvera des succédanés tout au long de l'histoire de la pensée. Augustin souligne, avec le recul de l'autobiographe se tournant vers ces années passées, le piège de la pensée tendu par cette spiritualité qui utilisait de bons mots pour véhiculer un fond fallacieux. "il y avait sur leurs livres un piège diabolique, une glu faite d'une combinaison de syllabes de votre nom et des noms de N.-S. Jésus-Christ et du Paraclet consolateur, l'Esprit-Saint. Ils avaient sans cesse ces noms à la bouche, mais ce n'était qu'un son, qu'un bruit de langue; leur coeur était vide de vérité". Leçon dont nous devons reconnaître l'actualité ; aujourd'hui comme à l'époque d'Augustin, la prudence est de mise face à cette monnaie de singe que sont les mots, et au-delà, leur utilisation par les écoles de pensée, les doctrines.

Au livre III (chap. 6), Augustin en vient à affirmer qu'il y a plus de fruit à tirer des "fables", c'est-à-dire des fictions, que des doctrines. Il est vrai que la fiction présente l'avantage de se présenter comme telle. "Les vers, la poésie, je peux y trouver un aliment substantiel... je déclamais la Médée volante, mais je n'affirmais pas la vérité de l'aventure... quant à ces autres sottises, j'y ai cru." Il y a moins de danger à lire les poètes qu'à lire les philosophes.

Ne nions pas pour autant le danger du "poème" (au sens large de création littéraire) : je veux parler de son caractère séduisant, et de son action sur les passions. La forme du "poème" (le style: image, rythme, sonorités) procure un plaisir esthétique ; elle s'adresse aux sens et à l'imagination, ce plaisir est d'ordre charnel, et cette enveloppe exquise donnerait goût, selon certains, aux agitations décrites, même quand le but est de les critiquer. Les constructions intellectuelles des philosophes, quant à elles, produisent un plaisir intellectuel ;  en cela elles touchent plus facilement l'orgueil, et n'en sont que plus dangereuses. L'esthète aveuglé par la beauté est certainement moins nuisible que l'intellectuel aveuglé par tel système de pensée, car le second finit par avoir une influence sur l'action.

Difficile choix des lectures. Quand on lit, ou, dans le cas du professeur de lettres, quand on veut faire lire, deux questionnements s'offrent à nous. Pour le "poème", peut s'engager le vieux débat (que l'on trouve chez Platon, Aristote, Bossuet, Molière, Rousseau...): le spectacle des passions nous en guérit-il ou au contraire les suscite-t-il en nous?

Deuxième questionnement: la littérature des doctrinaires (ce que les programmes actuels du lycée appellent "littérature d'idées"), qui flattent l'esprit conduisent si facilement à l'erreur et à l'orgueil. La possible solution pour le lecteur attentif réside dans l'aptitude à entendre les idées véhiculées à la fois avec enthousiasme et avec retenue. On doit "y croire", pour goûter à ce qui a été cru par tel homme, un jour, et aussi bien ne pas y croire, car la prudence est toujours de mise face aux édifices intellectuels, si séduisants pour l'esprit ; constructions, si fragiles, pour un esprit humain, si facile à duper.

L'on dira peut-être une nouvelle fois que j'insiste trop sur le danger de la lecture. C'est autant par considération pour la créativité de l'esprit humain que par compassion à l'égard de sa vulnérabilité que j'affirme que les productions de l'esprit doivent être approchées avec prudence. Aujourd'hui, où l'on n'a jamais autant lu et où, paradoxalement, on déplore le fait que les jeunes "ne lisent plus", on fait tout pour voir ces derniers un livre (ou un magazine, une revue, un manga...) entre les mains. L'acte en tant que tel serait valide, quel que soit le contenu des ouvrages en question, et cela ne peut que susciter la perplexité. L'esprit a ses maladies comme le corps a les siennes ; si l'on prend garde, pour se prémunir des maladies, des nourritures que l'on donne au corps, il convient de faire de même à l'endroit de celles que l'on donne à l'esprit - et à l'âme.

MAGISTER

Wang QingSong, Follow me, 2003

 

 

 

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