La liste de lecture estivale

Comme tous les ans, afin de permettre aux lycéens entrant en première de se préparer aux exigences du cours de français, nous leur envoyons en juillet la liste de lectures. Je me demande bien pourquoi nous continuons à maintenir cette tradition en vie.

Il est singulier de constater à quel point les professeurs de français, d'une part, ont depuis longtemps perdu leurs illusions sur la capacité de nos élèves à lire, en entier, des œuvres aussi amples ou riches que Gargantua, La Peau de chagrin, La Princesse de Clèves, Les Fables (second recueil), Les Contemplations, etc.toutes œuvres à présent imposées par les programmes scolaires, et par ailleurs, continuent à donner pour consigne leur lecture intégrale, comme s'ils étaient englués dans un paradoxe étrange, où la désillusion se mêle à l'espérance.

Considérons le donné actuel: si Sartre écrit, dans Les Mots, "J'ai commencé ma vie comme je la finirai sans doute : au milieu des livres", les jeunes gens d'aujourd'hui, et nous-mêmes adultes, commençons et finissons nos existences au milieu des écrans. Les images qui se meuvent font notre quotidien ; comment pouvons nous encore espérer, au milieu des flash frénétiques, pouvoir épouser le temps du livre, en particulier celui du roman, dont les pages se succèdent par centaines, toutes garnies d' interminables lignes d'encre noire? En sommes-nous encore capables?

Se concentrer sur un objet unique pendant deux heures, ou même une heure voire 30 minutes, est devenu un combat. Une lutte contre des objets qui nous aimantent. 

La journée de travail s'achève ; je peux jouir de mon temps libre. Et pourtant, de retour chez moi, ces objets, ces machines, ces écrans m'attirent et m'amènent à me remettre au travail: un mail à vérifier, puis deux ; extrait du lieu de travail, j'y retourne, comme captif de l'univers du salariat qui colonise mon temps libre, ma liberté, le temps où je pourrais me consacrer à mon enrichissement culturel, spirituel et humain. Ou bien c'est l'image qui se meut, hypnotique, qui me sidère à coup d'injections forcées de dopamine, et qui me livre au discours de la propagande publicitaire, pour me pousser à consommer. Ou bien l'on m'oblige à donner mon avis, à laisser un commentaire. Illusion de l'acte démocratique par excellence, celui qui a été permis par la sainte liberté d'expression : mon avis ne sert en fait qu'à créer du flux, pour créer de la pub, pour créer de l'argent. L'impression d'exercer sa liberté d'expression, acte civique ("citoyen"), exercice d'un droit inaliénable de l'homme, est valorisé - détourné en fait - pour exposer mon esprit aux injonctions publicitaires, pour y loger, par le truchement des séductions de l'image, des réflexes qui me pousseront à commettre un acte d'achat, pour servir le profit et les profiteurs. Le monde économique me poursuit jusque chez moi, insinue ses tentacules par l'ouverture de ces petites fenêtres, pour s'immiscer dans ma liberté, dans ma gratuité, celle de me consacrer à ma culture, à ma vie de famille, à ma vie spirituelle - et pour en revenir à notre sujet, à la lecture. Je tenais à brosser brièvement le tableau de notre aliénation, car il reste encore quelques naïfs, en particulier chez nos jeunes, qui croient poser un acte libre quand ils vont sur les réseaux, les boîtes mails et les moteurs de recherche.

Nous pouvons renoncer définitivement à la lecture de longue durée. La porte de la bibliothèque est fermée, la clef a été jetée dans un puits - par les esprits eux-mêmes, devenus inaptes.

Ce constat posé, envisageons le programme de première.

Pour ceux qui ont de la volonté, où ont la chance (?) de vivre dans une famille de "résistants" (les sans-écrans), on peut envisager de se forcer à lire de 237 pages du roman prévu pour la rentrée, si de saines habitudes ont été prises dès l'enfance.

Pour ceux qui savent déjà qu'ils ne liront pas les livres au programme - l'écrasante majorité des classes, en fait - il s'agit premièrement de sortir de la culpabilité et/ou du mensonge. Je vois deux pistes pour tenter de s'en sortir positivement : 1° les anthologies (commencez par trouver, ou vous constituer, un recueil d'extraits choisis. Cette méthode, très Lagarde & Michard, a fait ses preuves). 2° la lecture à voix haute, la lecture "dans le corps" (la position assise, fixe, "concentrée" ne se vit plus qu'un écran à la main; réactivez le livre par la vocalité - lisez en famille, ou seul dans votre chambre, à voix haute; bougez, marchez, interprétez par des gestes vos lectures; ou encore écoutez les livres, lus par des comédiens, ou par vos amis). J'en ai déjà parlé dans un article déjà ancien ; il s'agit tout simplement de rendre à la littérature son caractère social, collectif, sonore et vocal, comme elle a été vécue, aux origines.


MAGISTER


Tous les articles de MAGISTER sur la lecture:

Lire ou ne pas lire (2019)

Quel livre pouvez-vous me conseiller (mars 2021)

Réponse à un ancien élève (mars 2021)

L'esprit et les doctrines (sept. 2021)



Jan Davidsz de Heem, Nature morte aux livres (détail), 1628, coll. Frits Lugt, fondation Custodia, Paris

Commentaires