Comment s'installent les autocraties - les leçons de Tacite


Le lecteur fidèle des Cahiers connaît les rapports qu'ils entretiennent avec l'actualité. Celle-ci n'est que très rarement désignée: les Cahiers se proposent d'organiser une échappée, inutile et gratuite, une élévation du regard vers les beautés d'en haut plutôt que son abaissement vers les curiosités d'en-bas*. Mais ce même lecteur fidèle aura également remarqué que si cette actualité n'est que très rarement dite, sa présence est pourtant, par endroits, palpable. 

C’est en particulier le cas à la lecture des textes littéraires. Si nous les goûtons pour leur étrangeté, leur exotisme, nous ne croyons pas pour autant qu’ en raison de leur ancrage culturel dans un autre monde, je veux dire dans une époque passée, ils deviennent des vestiges silencieux, des glyphes opaques ; au contraire, nous croyons l’homme un, même si cette unicité se déploie diversement dans le temps et l’espace, et que le texte littéraire de l’homme du passé trouve toujours un écho dans les siècles suivants.

Parmi les textes littéraires, le document historique a une place particulière ; deux tendances opposées, aux discours bien établis, s’affrontent à son sujet : pour l'un l’événement est toujours nouveau, et le document historique impropre à nous renseigner sur nos choix contemporains par sa nature même de relation d'événements lointains ; pour l'autre, l’histoire est le miroir de la contemporanéité, pas seulement parce que nous héritons, mais aussi, plus radicalement, parce que des phénomènes se reproduisent selon des mécanismes similaires.
 
Pour donner raison aux tenants de cette seconde posture, j’avoue assister aux évolutions politiques contemporaines sans jubilation et sans angoisse, mais avec le calme de celui qui relit un livre déjà lu. 

Un passage des Annales de Tacite qui mérite, peut-être, d’être relu aujourd’hui, est celui qui couvre la transition entre la République romaine et l’instauration du Principat, ce que l’on appelle couramment l’Empire : ou le passage à une forme autocratique et dynastique du pouvoir. L’artisan de cette transformation, c’est Octave Auguste, achevant par là l’ouvrage de Jules César. Mes élèves parfois me demandent pourquoi César fut interrompu brutalement par un complot de républicains alors qu' il construisait peu à peu un pouvoir monarchique quand son fils adoptif, reprenant l'ouvrage là où il avait  été laissé par son père, ne connut aucun obstacle. Les explications suivantes de Tacite (Annales, livre I):
 
"§2 ... après avoir séduit le soldat par des largesses, le peuple par des distributions de vivres, tout le monde par la douceur de la paix, il [Auguste] s'élève progressivement et tire à lui les attributions du sénat, des magistrats, des lois, sans que personne ne s'y oppose, car les plus acharnés avaient péri dans les batailles ou par les proscriptions et les nobles qui subsistaient recevaient, en fonction de leur empressement à la servitude, richesses et dignités et, fortifiés par le changement de régime, préféraient la sécurité du présent à l'incertitude du passé."
 
Première leçon : la masse préfère la paix à la liberté. Que les soldats reçoivent de l’argent, le peuple de quoi manger, et les transformations ne soulèveront pas de protestation suffisamment sérieuse pour enrayer le processus d’accaparation du pouvoir. 
Deuxième leçon : Les transformations en question sont « progressives », et ne touchent ni à la forme ni aux appellations, mais aux attributions des institutions et des fonctions. C’est ainsi que le signifiant politique et institutionnel peut changer de signifié.
Troisième leçon : ce genre de changement, même s’il est progressif et même s’il est favorisé par l’anesthésie de l’armée et du peuple, suscite forcément des oppositions au sein de l’élite, qui reste, de tous temps, et quelle qu’elle soit, seul moteur du changement : car l’élite, par définition dégagée des inquiétudes de l’argent ou de la survie, a le loisir de se livrer au jeu politique ; ainsi, d’une manière ou d’une autre, l’ambitieux doit passer par l’élimination de ses opposants. Les autres, ceux qui ne se seront pas opposés, auront acquiescé, même passivement: ici Tacite a la formule heureuse d’ « empressement à la servitude » (proprement : "quanto quis seruitio promptior". On regrette que le discours médiatique d’aujourd’hui, pour qualifier l’allégeance servile de telle ou telle puissance économique à un nouvel homme fort, parle de « vassalité », comme si le lien féodal était le summum de la servitude. On ferait bien de reconsidérer la souplesse du lien féodal, et la forme de liberté dont jouissait les élites médiévales. On prend par facilité (en raison de cette imagerie barbare qui imprègne nos mentalités) des métaphores tirées du Moyen-Âge, quand l’Antiquité nous propose des termes beaucoup plus forts et finalement plus proches de la réalité des faits.
 
"Les provinces, elles non plus, ne repoussaient pas cet état de choses, car elles tenaient en défiance le gouvernement du sénat et du peuple à cause des rivalités entre les grands et l'avidité des magistrats, ne trouvant qu'un faible secours dans les lois, que la violence, la brigue, et l'argent bouleversaient…"

Tableau de la méfiance et de la lassitude des territoires éloignés à l’égard des centres de pouvoir, réputés corrompus, minés par l’ambition et la cupidité ; et qui finissent par se satisfaire d’un pouvoir autoritaire, y voyant leur intérêt.
 
"§3 ... A l'intérieur, la situation était calme, sans changement dans les noms et les magistratures; les plus jeunes citoyens étaient nés après la victoire d'Actium, et la plupart des vieillards eux-mêmes  au milieu des guerres civiles; combien en restaient-il qui eussent vu la république?"
 
Cet autre phénomène est capital : Auguste réussit là où César échoue car le temps a passé. Ces changements ne peuvent être que progressifs comme nous l’avons vu ; et l’attachement à des formes aimées s’estompe à mesure qu’elles sont, peu à peu, fragilisées et altérées ; l’état antérieur préférable devient un lointain souvenir, perd de sa réalité, et ne peut plus faire figure de modèle. Et le nouvel homme fort a beau jeu de paraître faire figure de grand pacifique, après une période de discorde civile qu’il aura lui même contribué à établir.
 
"§4 La révolution était donc accomplie et il n'y avait plus aucun élément intact de l'ancien régime: tous, rejetant l'égalité, attendaient les ordres du prince, sans éprouver la moindre crainte pour le présent, tant que la vigueur de l'âge permit à Auguste de maintenir ses forces, sa maison et la paix."
 
Ici, au-delà de l’évocation d’une unanimité dans le rejet de l’égalité (et bien entendu, même si cela est implicite, de la liberté, qui nous rappelle ce que nous notions sur cette mystérieuse soif d’injustice et d’inégalité) un autre enseignement se fait jour : le système autoritaire centré sur un chef crée une forte dépendance à la personne même du chef ; le système ainsi mis en place se met à dépendre des réalités biologiques d’un individu : la dernière phrase de notre texte introduit la période d’incertitude liée à la vieillesse d’Auguste, l’affaiblissement de ses « forces » ayant des conséquences au sein de sa « maison » (cela doit également être matière à leçon : centrer le pouvoir sur un seul implique de le centrer sur une maison ; le pouvoir personnel implique forcément un népotisme et un phénomène de cour) ; le destin d’un homme et de sa famille a des répercussions sur « la paix », c’est-à-dire sur la société tout entière.

Notons que ces pages d'histoire relèvent de la littérature de moraliste, par le primat accordé aux mécanismes psychologiques, aux intérêts égoïstes cachés. Car Tacite ne dit pas ce que diraient nos historiens modernes qui accordent une importance légitime aux structures, à savoir que la "forme république" était vouée à mourir en raison des évolutions générales: un empire à gérer, une économie bouleversée par l'afflux de blé et d'esclaves venus des territoires conquis, créant une concurrence dans laquelle le petit propriétaire était forcément perdant, l'apparition d'une élite ultra-riche (dont l'enrichissement découle également des conquêtes) et d'une masse appauvrie, donc de troubles sociaux favorisant l'apparition d'agitateurs ou de démagogues: une nouvelle situation socio-économique, donc, qui favorisait l'essor du césarisme comme solution (solution, d'ailleurs, à un problème posé par le césarisme lui-même... car le césar du moment est bien souvent celui qui a sinon conduit, du moins participé à la situation de crise, et qui, cyniquement, s'impose, à grand renfort de démagogie, en sauveur).

Concluons. Ce que Tacite nous rappelle ici tout particulièrement, c’est en définitive cette jouissance qu’il y a à se poser en surplomb, pour observer, avec détachement, les vices et faiblesses des hommes, dévoiler, en moraliste froid et cinglant, le laid qui se cache sous la bonne figure. C'est cela que j'appelle la littérature de moraliste, et nous avons déjà vu comment elle a pu se déployer dans un autre contexte, le XVIIe siècle classique.

On retrouve le même regard et le même ton chez un philosophe épicurien comme Lucrèce, déjà cité plusieurs fois dans ces Cahiers :

« Il est doux, quand la vaste mer est soulevée par les vents, d'assister du rivage à la détresse d'autrui; non qu'on trouve si grand plaisir à regarder souffrir; mais on se plaît à voir quels maux vous épargnent. Il est doux aussi d'assister aux grandes luttes de la guerre, de suivre les batailles rangées dans les plaines, sans prendre sa part du danger. Mais la plus grande douceur est d'occuper les hauts lieux fortifiés par la pensée des sages, ces régions sereines d'où s'aperçoit au loin le reste des hommes, qui errent çà et là en cherchant au hasard le chemin de la vie, qui luttent de génie ou se disputent la gloire de la naissance, qui s'épuisent en efforts de jour et de nuit pour s'élever au faîte des richesses ou s'emparer du pouvoir. O misérables esprits des hommes, ô coeurs aveugles! Dans quelles ténèbres, parmi quels dangers, se consume ce peu d'instants qu'est la vie! »

(Lucrèce, De Rerum Natura , II, 1 sq)


Ainsi, alors que les Cahiers existent depuis 2018, j’en viens à craindre que ce choix de « l’élévation » que nous soulignions ici en introduction, ne soit en réalité un vice… N’ai-je pas menti sur la marchandise ? Cette élévation ne veut-elle pas dire regard surplombant, autrement dit méprisant, pour le reste de l’humanité, pour ses joies et ses peines, un peu trop facilement requalifiées en vaines agitations?

Ai-je élevé quelqu’un ? Me suis-je, moi-même, élevé ? Ou n’ai-je passé mon temps qu’à cultiver la noirceur pessimiste et à contribuer à la peinture de la misère humaine, comme si celle-ci avait besoin encore d'être faite ?

Magister


* Léon Bloy


Vassily Kandinsky ( Василий Васильевич Кандинский), Cercles lourds, 1927


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