Exégèse d'un lieu commun: "nous adhérons aux valeurs..."

Dans le prolongement de ce que j'écrivais sur les "mauvaises consciences" de l'Enseignement Catholique, il me paraît utile de creuser un peu ce lieu commun, cette phrase tant de fois entendue, chez certains professeurs, chez certaines familles d'élèves de l'Ecole Catholique, peu enclins à s'approprier le message christique dans ce qu'il a de radical ou de dérangeant, mais se repliant, commodément, sur des "valeurs" censément chrétiennes. "Nous sommes d'accord avec les valeurs". Quelles sont-elles, ces valeurs? Il y aurait donc des valeurs spécifiquement chrétiennes, qui surpasseraient en éclat et en humanité les valeurs non-chrétiennes?

Il suffit de gratter un peu le vernis du mot, en demandant, par exemple, ce qu'ils entendent par là, ceux qui invoquent ces "valeurs de l'enseignement catholique", pour s'apercevoir que, la plupart du temps, il parlent de valeurs communes, des valeurs de la morale universelle, en somme. La bienveillance, la tolérance, le respect, en gros. Nous sommes alors immédiatement confrontés à un problème argumentatif. Ou bien vous croyez que la bienveillance, la tolérance et le respect sont spécifiquement catholiques, auquel cas vous privez l'humanité non-chrétienne de ces trois valeurs: bonjour, l'orgueil. Ou bien vous réduisez le catholicisme à la la morale humaine universelle, et vous privez l'Eglise de son message spécifique, et l'on peut, à bon droit, se demander: à quoi bon être chrétien, à quoi bon avoir des écoles chrétiennes, si son message, finalement, est réductible à la synonymie avec la morale du bon sens, et recoupe, par exemple, les valeurs de la République, si souvent invoquées?

L'école catholique : ce ne sont plus, ou alors de moins en moins, ou bien de façon marginale, les raisons spirituelles ou philosophiques qui poussent à la choisir, mais des raisons sociales. Elle pourrait être un lieu d'évangélisation privilégié. C'est le seul lieu d'église où des milliers de jeunes - chrétiens et non-chrétiens mêlés- y passent, y demeurent pendant des années. En sortent-ils davantage "chrétiens"? Surtout pas! Vous voulez faire du prosélytisme, malheureux! Et le respect des consciences ? Alors les familles sont d'accord pour que la parole évangélique soit la moins entendue possible, et les cadres de l' institution sont d'accord pour que cette parole soit la moins audible. Que reste-t-il, si la mission première de l’Église (la prédication) devient secondaire, voire dissimulée ? L'entre-soi social, l'une des accusations les plus graves et les plus fondées qui touchent l'école catholique aujourd'hui. Alors les valeurs" interviennent, masque pratique, car peu dangereux, pour se donner bonne conscience, et cacher aux autres et à nous-mêmes notre seul désir : éviter certaines populations, un certain langage, etc.

Laissons néanmoins une chance à cette notion de "valeurs" chrétiennes, et approfondissons un peu. La bienveillance, la tolérance et le respect, le christianisme fait siennes ces trois valeurs, ces injonctions de la loi naturelle gravée aux cœurs des êtres humains. Le christianisme n'invente pas la loi naturelle, mais il ne s'y oppose pas non plus. Il n'y a pas de contradiction entre la morale humaine innée et l'ajout chrétien. S'il est un Dieu, toutes deux sont voulues par Lui. 

Je crois qu'une piste de compréhension se situe dans la question de l'intention. Prenons des actes de haute moralité: aider les autres, ceux qui sont différents, étrangers, malades, pauvres. Pourquoi apporter mon aide? Par pur altruisme ? Parce que c'est mon devoir? Parce que la société ira mieux? Pour me donner bonne conscience? Pour soigner ma réputation? Nous connaissons tous de ces suractifs qui, drogués par l'activité, n'agissent ainsi que pour se rendre indispensables, pour devenir, eux-mêmes, une drogue. Avons-nous suffisamment sondé les mobiles inavouables de nos actions bonnes? 

Les mobiles égoïstes de l'action altruiste: voici un grave sujet, difficile à aborder tant, une fois fourni l'effort pour accomplir l'action bonne, on rechigne tout naturellement à jeter un regard critique sur celle-ci! Voilà l'une des missions du christianisme: dire que c'est le cas, c'est bien le cas: nos actions bonnes sont la plupart du temps des actions égoïstes. Tous nos gestes sont teintés, leur pureté d'intention, ternie. Nous voulons notre récompense: reconnaissance des autres. Bonne réputation. Bonne conscience. Satisfaction. Auto-glorification. Réputation. Ambition... Dans tous nos gestes, il y a, en germe, ce possible désir de domination. C'est la mission du christianisme, dans un premier temps, de dévoiler cela. D'ôter le masque de la vertu qui n'est qu'un masque de carnaval. De nous rappeler à notre misère, à notre abjection. De dire que nos actes gratuits sont en fait des actes intéressés. 

Mais cette vertu même, si bouffonne, si factice qu'elle soit, nous informe sur notre désir profond: si nous la mimons, si nous en offrons au regard du public la grimace, c'est que nous croyons que, quelque part, elle est possible. On ne caricature qu'un modèle, un modèle vrai. Notre effort pour paraître vertueux (soin du faible, etc.) nous renseigne sur notre désir de l'être, vraiment. Je dis "désir"; je devrais dire: "nostalgie", car cet état, disons, de "perfection", son idée est déjà là, en nous: c'est donc un lointain souvenir... nous ne rêverions pas de cet état de perfection si nous ne l'avions pas déjà connu. Il y a longtemps...

C'est là le deuxième apport du christianisme: après avoir porté un regard lucide et impitoyable sur la réalité de nos agissements, il dit possible l'acte de pur amour. L'acte dégagé de toute salissure de l'intérêt. L'acte intact de tout esprit dominateur. C'est la pensée de l'intention: un acte identique peut être mû par deux intentions divergentes, voire opposées. Apparence identique, intentions différentes. Je donne pour donner, ou je donne pour être vu en train de donner? Pour se prémunir contre la tentation, permanente, de l'autoglorification, le christianisme nous offre une solution: quand vous faites l'aumône, ne faites pas sonner les trompettes devant vous; quand vous priez, retirez-vous dans la solitude de votre chambre; quand vous jeûnez, maquillez votre grise mine (le christianisme: dévoilez le vice, dissimulez la vertu!). 

Mais même en agissant de la sorte, on peut se donner à soi-même la récompense. Celui qui donne, prie ou fait l'ascète dans le secret, peut encore teinter ces trois gestes d'une intention suspecte, agir par égoïsme, par exemple en se croyant pur, supérieur au reste de l'humanité, etc. Le christianisme offre donc une deuxième solution: agir, penser, parler pour Dieu, et seulement pour lui. Suprême détachement, seule possibilité de se détacher: se détacher vers l'absolu, vers l'idéal, le vrai*. Nous parvenons à l'attitude chrétienne fondamentale: tout ce qui émane de bon de nous-mêmes ne vient pas de nous: croire le contraire, c'est déjà le pur égoïsme. A l'inverse, tout ce que nous faisons de mauvais, vient de nous. Nous y reviendrons.

La pensée de l'intention requalifie en profondeur la nature de nos actes. Et, si nous avons longuement parlé ici d'actes de haute noblesse dans leur matérialité se révélant profondément égoïstes et dominateurs dans leur nature profonde, on peut considérer l'acte infime qui, mû par une intention élevée, en est secrètement transfigurée: c'est la fameuse "épingle" de Thérèse Martin, tombée au sol,  et que l'on ramasse pour l'Amour de Dieu. 

Certes, le chrétien plaide coupable. S'il fallait nommer une valeur du christianisme, ce serait peut-être l'humilité, dans son expression la plus radicale. Mais, loin des reproches communs qui font de lui le sectateur d'une religion morose voire sinistre, faite d'autoflagellation, le chrétien, après avoir plaidé coupable quelques instants, rend grâce. La majorité du temps, je devrais dire: en permanence: sa vie n'est plus qu' une longue prière. C'est l'autre valeur du christianisme: la reconnaissance. La gratitude. Et, si nous pouvons nommer cela "valeur", la joie.

Magister


* certains ont agi, agissent, de façon désintéressée, non pour Dieu, mais pour des idéologies. On peut louer le courage et l'abnégation de ces militants ; mais pour ce qui est des résultats, quel désastre humain. 


Pour suivre le fil de nos réflexions sur la dimension éthique de l'être humain, et notre enquête sur ce qu'il peut y avoir de spécifiquement chrétien dans ce que nous appelons la morale, voici une liste de précédents article, dans un ordre chronologiquement inversé.

victoire ou punition

les mauvaises consciences de l'enseignement catholique

Qu'est-ce qu'aimer ceux qui nous aiment?

Exégèse d'un lieu commun: "la morale chrétienne"

Le dialogue des Athéniens et des Méliens (les principes éthiques semblent bien artificiels en géopolitique, et c'est une autre morale, celle de la loi du plus fort, qui prend le relais).

Aux parents inquiets de ce que lisent leurs enfants en cours de français (la littérature est-elle morale?)

Portrait d'un intransigeant (ne rien transiger ou chercher le consensus?)

Les vérités provisoires (j'invoque sans cesse la notion de "loi naturelle" et de "morale universelle". Quel lecteur, dans le relativisme ambiant, peut accepter cela? Il faut pourtant bien se confronter à ce problème de la destruction de toute vérité, qui est moralement intenable).

Aux désobéissants (quand est-il légitime de désobéir?)

Il n'y a point de vertu sans victoire sur nous-mêmes

Ecrit après une leçon sur la Charité

De la juste place de la solidarité

Discours aux secondes: la Liberté et la Règle

Rabelais, la Guerre et l'Evangile

etc.


Zeng Fanzhi (曾梵志), né en 1964, Mask Series n°6 (1996)

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